Pour le botaniste Francis Hallé, les enseignements de l’été 2022 sont clairs: il faut cesser d’aligner des monocultures de pins, véritables « plantations de bidons d’essence », et retourner au « temps long » en recréant en Europe une vaste forêt primaire, une « cathédrale ». À 84 ans, ce spécialiste de l’écologie des forêts tropicales a lancé en 2018 l’Association Francis Hallé pour la forêt primaire, qui milite inlassablement pour la création en Europe d’un espace de 70.000 hectares évoluant sans intervention humaine sur plusieurs siècles, « pour les générations d’après ».
Quel bilan tirez-vous de cet été très difficile pour la végétation entre sécheresse, canicules et incendies ?
Les arbres ont très bien fait de perdre leurs feuilles prématurément. Beaucoup de gens croient que ça va les tuer mais pas du tout, c’est une excellente réaction. Ils se débarrassent des organes qui transpirent et évaporent trop. Vous savez, les arbres en ont vu des changements climatiques, ça ne les épate pas. Il y en a sûrement qui vont mourir, mais ce sont des dégâts à court terme. Eux, c’est le long terme qui les intéresse. Les feux, c’est plus grave. J’ai regardé de près la question des feux en Gironde. Comme tout le monde je suis évidemment très triste de ces feux mais ce qui me rend encore plus triste, c’est de constater que les forestiers n’ont qu’une envie, c’est de replanter des pins. On est très prompt à accuser le bouleversement climatique, l’été très sec, très chaud, etc. Mais c’est nous les responsables : qui a planté un million d’hectares de pins dans les Landes ? Une plantation de pins, c’est comme une plantation de bidons d’essence. Ils sont bourrés de molécules inflammables et ne demandent qu’à brûler. On voit bien que ce n’est pas l’essence qu’il faut replanter. On peut aider un peu à la reconstitution de la forêt mais il faut planter plusieurs espèces et si possible à plusieurs âges différents. Je ne suis pas contre les plantations d’arbres, on a besoin de bois, mais je ne supporte pas qu’on tente de faire passer ces plantations pour des forêts. Cette confusion profite à la filière bois.
Vous militez depuis plusieurs années pour la création en Europe d’une vaste « forêt primaire ». Où en est ce projet qui se veut transfrontalier et multi-séculaire ?
Nous sommes très optimistes parce qu’on a des marques d’intérêt de plus en plus solides et de plus en plus nombreuses, de l’Europe, et en France aussi. On a déjà choisi la région, j’aurais aimé que ce soit dans le Midi parce que j’y habite mais on a laissé tomber parce que c’est trop dangereux à cause des feux. Et donc ça va se passer dans le Grand Est. Et par chance ça intéresse les Ardennes et les Vosges et les pays voisins (Allemagne, Belgique, Luxembourg). Quant aux populations locales, à mesure que les mois passent, on s’aperçoit que les gens +pour+ sont de plus en plus nombreux. La société est toujours plus en avance que la politique mais la politique commence à réagir. Au niveau européen, ils réagissent très bien. Au niveau français, on a pas mal d’adhésions.
Comment sensibiliser le grand public à l’importance des forêts ?
Les gens ne savent pas ce qu’est une forêt primaire. Comment le pourraient-ils ? Ils n’en ont jamais vu. Il n’y en a plus en Europe. Celle de Bialowieza en Pologne est en train d’être détruite. Et pourtant, c’est une grande surprise pour moi, ils sont partants. Une forêt primaire, il faut la laisser totalement tranquille, en libre évolution. La forêt fait exactement ce qu’elle a envie de faire, ça ne nous regarde pas. Pour autant elle ne serait pas fermée au public, parce qu’on fait ce projet pour nos contemporains et pour les générations d’après. Une forêt est quelque chose de beaucoup plus important que ce que disent nos politiques, c’est fondamental, c’est le sommet de l’écologie. L’Europe avait l’habitude du long terme dans le temps : il faut retourner au temps long, il y a une chose qui me gêne beaucoup dans la vie actuelle c’est que tout est pressé, urgent. Une forêt primaire, c’est un peu comme une cathédrale, ça y ressemble d’ailleurs. Vous comprendriez mieux ce que je veux dire si vous en aviez vu. Pour un Européen, la plus accessible serait celle de Guyane.