Martin Arnould, consultant pour la restauration des rivières au sein de la coopérative d’activité et d’emploi Oxalis, membre de l’organisation non-gouvernementale Le Chant des Rivières, revient sur un combat de longue durée contre (et avec) EDF pour « effacer » le barrage de Poutès.
« L’homme aménage les fleuves depuis des millénaires mais le fait maintenant à des échelles beaucoup plus importantes ». Le barrage de Poutès est un de ces grands ouvrages contre lesquels se battent de nombreuses associations de protection de la nature. L’entreprise française d’électricité EDF est le concessionnaire de l’emménagement depuis 1956 et a récemment décidé d’ouvrir son barrage pour faciliter la montaison des saumons sauvages d’Atlantique.
Infonature.media : quel est l’enjeu au cœur de ce combat contre le barrage de Poutès ?
Martin Arnould : au XIXème et XXème siècle, on a construit des ouvrages considérables sur les rivières parce qu’on avait les moyens, aussi bien financiers que technologiques, d’en faire des beaucoup plus gros qu’avant. L’homme aménage les fleuves depuis des millénaires mais le fait maintenant à des échelles beaucoup plus importantes. Depuis des années, avec des associations comme le WWF (Fonds Mondial pour la Nature), on fait en sorte que l’opinion publique comprenne que le travail scientifique accumulé depuis une cinquantaine d’années sur l’écologie des fleuves montre que nous avons trop artificialisé les rivières et qu’une des conséquences est l’effondrement de la biodiversité. Cela entraîne aussi la perte d’un emblème : les populations de poissons migrateurs. L’enjeu pour Poutès est principalement la préservation des populations de saumons sauvages d’Atlantique. Il y a 200 ans, avant que l’on construise tous ces ouvrages, qu’on artificialise trop les milieux, il y avait une estimation de 100 000 saumons sur le bassin de la Loire qui remontaient tous les ans pour se reproduire dans les parties hautes du bassin puisque le Saumon est une espèce qui migre de l’eau douce à l’eau salée. En 1990, il en restait 100. Quand il n’y a plus que 100 individus, on considère que l’espèce est au bord de l’extinction. À savoir que le saumon n’est pas uniquement présent sur le bassin de la Loire. Ils vivent aussi dans des rivières où il y a peu de barrages et donc où les populations se portent bien. Mais, sur la Loire on était arrivé à une centaine de poissons. Une des causes de ce déclin est l’impossibilité de rejoindre les meilleures zones de reproduction sur l’Allier à cause du barrage de Poutès. C’est pourquoi on a lancé une campagne pour faire effacer cet ouvrage.
Comment peut-on modifier un ouvrage d’une telle envergure ?
Plusieurs propositions de solutions émergent depuis une vingtaine d’années. On peut dans un premier temps – et c’est ce qu’on souhaitait pour Poutès – enlever complètement un ouvrage. Aujourd’hui, on a de meilleures solutions notamment en remplaçant une production hydroélectrique par de l’éolien ou du solaire. La deuxième solution est d’adapter l’ouvrage. C’est ce qui a finalement été choisi pour Poutès. EDF et les élus locaux ont refusé d’enlever complètement le barrage. On a donc trouvé un compromis qui permet de réduire la taille de la retenue et d’avoir un ouvrage complètement transparent pendant 3 mois de l’année, lorsque les poissons migrent. La troisième solution est de ne rien faire ou de faire des modifications à la marge. Quelques fois, les situations sont tellement complexes que l’on peut comprendre, mais nous pensons que si on met de la bonne ingénierie, que l’on travaille pour mieux gérer l’eau et l’énergie, si nous comprenons à quel point nous avons besoin d’électricité, mais aussi de sauvage, alors la solution de ne rien faire n’est pas acceptable. Mais je crois que le nouveau Poutès va montrer que même une entreprise comme EDF, qui est un des plus gros électriciens mondiaux, est capable d’innover de façon assez incroyable.
Vous souhaitiez faire enlever complètement Poutès mais n’avez obtenu que le compromis de le modifier, comment êtes-vous parvenu à trouver un accord avec EDF ?
Il y a forcément eu un conflit. Il faut imaginer que l’EDF d’aujourd’hui n’est plus du tout l’EDF d’il y a 30 ans. C’est le pur rapport de force qui a permis à cette entreprise de comprendre que le WWF France, SOS Terre vivante, la Fédération nationale des pêcheurs en France, la Fondation Nicolas Hulot et tous les autres acteurs qui voulaient l’effacement de Poutès, n’avaient pas du tout envie de rigoler. Seulement, les instruments de conservation de la nature en France ne sont pas assez forts et n’arrivent pas à s’équilibrer avec un État qui, lui, l’est beaucoup trop, avec des élites techniques ou administratives qui n’ont pas forcément envie de changer de cap. C’est pour ça qu’on en arrive à des purs rapports de force comme ça a été le cas il y a 30 ans avec l’occupation du site de Serge Lafarge nuits et jours pendant 5 ans pour empêcher la construction d’un barrage. Ce sont des rapports de force qui ne se traduisent pas devant les tribunaux mais dans l’espace médiatique, dans la confrontation physique non violente de la part des écologistes. C’est indispensable. Pour Poutès nous avons organisé des voyages de presse, nous avions fait des actions non violentes sur le site il y a une trentaine d’années, nous avions occupé l’usine de Poutès, nous avons fait comprendre à l’entreprise que nous voulions atteindre notre objectif d’effacement de l’ouvrage. Quand on crée un conflit, il faut toujours chercher des compromis. Il faut avoir ce qu’on appelle un rapport d’intelligence. Il est tout à fait audible qu’EDF veuille continuer sa production d’électricité renouvelable, on en a besoin. Il a donc fallu trouver une solution. Nous au départ on proposait l’effacement complet de Poutès parce que ça ne représente qu’un 10 millièmes de la production d’électricité de nationale, donc ce n’est rien du tout. Nous pensions que comme il ne restait que 100 saumons, enlever un 10 millièmes de la production d’énergie et le remplacer par un gros parc éolien – ce qui a été fait et qui produit deux fois plus que le barrage, seulement, il n’appartient pas à EDF – était une bonne solution. Mais ça n’a pas fonctionné. Et donc, nous avons passé 10 ans, depuis 2007, à trouver un compromis. En 2016 – 2017, le compromis a été accepté et la relation avec EDF est devenue exemplaire.
Quel a été l’élément déclencheur pour qu’EDF adapte son ouvrage pour favoriser la migration des saumons ?
Les poissons qui remontent pour frayer sont des poissons adultes assez costauds. Par contre, les jeunes d’à peine 20 cm de longueur (les « tacons »), c’est comme des enfants, ils n’ont pas vraiment d’expérience de la rivière. Et donc, lorsqu’ils se retrouvent dans des retenues de plusieurs kilomètres, ils sont perdus et sont victimes des prédateurs. Dans les rivières normales, il n’y a jamais des retenues de plus de 200 mètres de longueur. Les estimations dans le monde ont montré qu’avec deux ou trois grands lacs de retenues, on n’avait plus aucun tacon. Mais personne ne voulait croire ça. En 2017, EDF a fait une expérimentation avec le Conservatoire national du saumon sauvage. Ils ont équipé des tacons d’émetteurs et ont suivi leurs déplacements dans la retenue de Poutès. C’est une vraie avancée puisqu’avant, EDF niait complètement le problème et surtout ne faisait aucune étude scientifique. Au final, ils se sont aperçu qu’un tacon reste en moyenne 20 jours dans la retenue avant de pouvoir continuer son chemin et met encore 20 jours de plus pour rejoindre l’océan. Ce sont des poissons à la physiologie extrêmement complexe. Ils doivent s’adapter de l’eau douce à l’eau salée et donc, quand ils arrivent avec 20 jours de retard, ils meurent. Ce n’est pas étonnant que la population se soit effondrée à ce point. Ils ont ensuite fait la même expérience en ayant vidé la retenue et ils se sont aperçus qu’il ne fallait pas plus de trois heures au tacon pour franchir le barrage. C’est donc très intéressant que la science, à connaissances partagées, puisse conduire les politiques publiques et qu’une grande entreprise comme EDF soit pionnière pour dire qu’elle a compris que son ouvrage n’était pas bon du tout et qu’elle va faire ce qu’elle peut pour l’améliorer parce que le saumon est un enjeu de société.
Est-ce que l’ouverture du barrage pourrait apporter d’autres bénéfices pour la biodiversité ?
Nous parlons principalement du saumon parce que c’est une espèce symbole, le saumon est un gros poisson qui migre sur presque 1 000 km et sa taille peut dépasser un mètre. C’est un poisson énorme et il y en avait des dizaines de milliers. Mais il y a bien d’autres bénéfices. Un des effets peu connu du barrage et qu’il bloque les flux de sédiments qui sont liés à l’érosion. C’est-à-dire qu’un cours d’eau ne transporte pas que de l’eau, il transporte aussi des sédiments, des galets, du sable, etc. Ce mouvement incessant de l’amont vers l’aval va permettre notamment de créer les plages. Les barrages ont donc bloqué des quantités phénoménales de sédiments partout en France et en Europe, ce qui contribue à l’érosion de ce qu’on appelle le trait de côte. Ce sont quelque deux millions de tonnes qui ont été bloquées derrière le barrage de Poutès qui vont repartir dans la rivière avec son ouverture et, en repartant, ils vont contribuer dans des dizaines d’années, le temps de faire le voyage, à nourrir les océans. Aussi, à l’aval de la rivière, vous avez une dizaine de kilomètres où il n’y a plus de sable, or une partie de la biodiversité de la rivière vit dans ces sédiments. Donc en ouvrant Poutès et en libérant ces sédiments, on remet en mouvement toute la biodiversité de la rivière, que ce soit des poissons, insectes, oiseaux, mammifères et reptiles. Et quelques fois, on assiste à des « résurrections » quand on ouvre les barrages. On voit des populations réapparaître qui avaient disparu depuis très longtemps, car on retrouve les habitats qui avaient été engloutis par les barrages. C’est une fonction fondamentale de la rivière qui a redémarré avec l’ouverture de l’ouvrage.
Ça ne va pas être stoppé avec les constructions qui vont durer trois ans ?
Non pas du tout, de plus en plus d’acteurs et d’entreprises comprennent que la crise écologique n’est pas réservée aux écologistes et que les chantiers doivent être construits en faisant le moins de perturbations possibles. Donc il y a des phasages du chantier. Il y a par exemple l’étape de la vidange qui consiste à vider la retenue. Les deux millions de tonnes de sédiments très fins, qu’on appelle du limon, s’accumulent sous forme de boues dans les retenues. Si on les relâche trop rapidement ça asphyxie tout. Donc EDF a fait très attention durant la première année du chantier à ce que le vidage se fasse lentement. Et là, sur le transport des sédiments qui se fait avec chaque crue, EDF veille à ce que la conduite du chantier ne crée pas d’obstacles particuliers. Mais il y a 80 ans d’accumulation de sédiments, il va sûrement en falloir autant pour qu’ils partent tous. On est sur des échelles de temps qui ne sont pas habituelles dans notre manière de réfléchir !
Propos recueillis
par Manon François