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3 % du PIB mondial pour restaurer la biodiversité. C’est l’objectif que définit Bruno Oberle, directeur général de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) dans l’entretien exclusif qu’il nous a accordé.

Pour cet économiste qui critique sèchement les dogmes de l’école de Chicago, fondements du néo-libéralisme, le pilotage de l’économie doit veiller à concilier les intérêts de la nature, ceux des populations les moins favorisés, et ceux des entreprises. Et c’est aux politiques publiques d’en créer le cadre réglementaire.

Infonature.media : En annonçant votre nomination, le Président de l’UICN, Zhang Xinshenga déclaré que vous arriviez «  à un moment où redéfinir notre relation avec la nature est plus urgent que jamais ». Comment entendez-vous cette urgence ?

Bruno Oberle : C’est une évidence scientifique ! Toutes les études, qu’elles portent sur les écosystèmes, les zones naturelles, les espèces, montrent que nous sommes en train de perdre de la biodiversité à une vitesse sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Nous perdons des espèces à un rythme comparable à celui des grandes extinctions du passé, que nous connaissons par l’histoire et par l’analyse des changements des écosystèmes. Ça c’est un fait scientifique. Et c’est un autre fait scientifique que la raison de cette rapide perte de biodiversité c’est l’homme, et ses activités. Dans ce cadre, que signifie « redéfinir notre relation avec la nature » ? Je peux vous donner ma réponse personnelle, liée à mon histoire, à mon parcours : je ne viens pas du monde de la conservation de la nature, je suis naturaliste et économiste. Je suis un généraliste des politiques de la gestion et de l’usage des ressources naturelles. C’est cela mon background. Je vais donc répondre en termes économiques, en prenant d’abord un exemple. Si le pain était gratuit, on l’utiliserait pour chauffer les maisons. Si on donne de mauvais signaux sur la valeur intrinsèque d’un bien, la probabilité est très forte que ce bien soit mal utilisé. Et c’est ce que nous avons fait tout au long de l’histoire de l’humanité. On arrive dans un endroit, on prélève du capital naturel, en abattant des arbres, pour construire une maison, ce qui est tout à fait OK, tout à fait raisonnable. Ensuite on construit une deuxième, une troisième, une quatrième maison. La cinquième, c’est une école, où nous envoyons nos enfants. Résultat : nous avons créé un capital construit (les maisons), un capital humain (le savoir, l’éducation), et tout ça est très raisonnable. Et pour cela on a coupé des arbres, donc consommé du capital naturel. A ce moment, il faut ré-investir dans ce capital naturel, il faut replanter de la forêt, laisser une place à la nature sauvage, parce que sinon le système ne marche pas. Il doit y avoir un équilibre entre les trois types de capital : le capital naturel, le capital construit et le capital humain.

L’économiste que vous êtes pense qu’il faut baser la protection de la nature sur la valeur économique des écosystèmes ? Sur l’attribution d’une valeur marchande à la nature ?

Non, je n’ai pas dit ça ! Ce que je vous explique avec mes mots d’économiste, c’est juste un instrument intellectuel pour comprendre. Si j’étais fonctionnaire ou religieux j’utiliserais d’autres mots, mais je suis économiste et je raisonne en économiste ! Il faut établir un équilibre entre ces trois éléments, diminuer la quantité de capital naturel que nous consommons, et réinvestir dans le capital naturel. Concrètement, cela implique de définir des zones où l’on ne prélève pas de capital naturel. Des zones naturelles, qu’elles soient protégées légalement ou par des pratiques des populations, c’est égal, mais des zones où la nature n’est pas utilisée, pas consommée autrement que pour la subsistance des communautés locales, de manière durable. Pour cela nous demandons à la Convention sur la diversité biologique (CDB) de mettre 30 % de la planète à disposition de la nature… et que ce soient les bons 30 % ! Des zones riches en biodiversité, pas des immensités de déserts, et qui soient bien gérées. C’est une façon de convertir cette réflexion économique en action politique. Notre deuxième demande, c’est de réinvestir de l’argent pour soutenir les espèces qui sont en danger : cela signifie recréer ou restaurer leur écosystème. Les actions à conduire sont très variées. Voilà deux volets de notre demande à la CDB : investissement dans les zones protégées et restauration des espèces. Et ça c’est tout à fait la transcription de cette analyse économique. Mais l’analyse économique me donne d’autres éléments de réflexion : il faut arrêter de prélever trop de capital naturel. OK. Comment fait-on ? Tout ce que nous utilisons a une source dans la nature : le coton de ma chemise, la laine de votre pull-over, le bois de cette table, tout ce nous mangeons évidemment, comment en prélever moins ? Cela implique de transformer notre façon de produire et de consommer, donc de changer le comportement des consommateurs, de mettre à leur disposition d’autres types de produits qui impliquent moins de destruction de la nature, de changer la façon de produire ces nouveaux produits, et à la fin d’investir dans les bonnes pratiques. Quand je dis investir, ce n’est pas abstrait, c’est investir de l’argent dans les bonnes entreprises, dans les bons services, et pour cela on a besoin d’une série de décisions politiques pratiques qui commencent par le secteur financier.

De ce point de vue, pensez-vous que les plans de relance des différents Etats, liés à la pandémie de Covid-19, sont satisfaisants ?

Non. Et je suis en train de lancer différentes initiatives politiques où je souhaite que l’UICN devienne un acteur dans le débat global, en particulier autour de nos initiatives sur les solutions fondées sur la nature. Il s’agit de demander aux États, dans les plans de relance de l’économie, d’assurer que ces plans ne génèreront pas d’impact additionnel négatif sur la biodiversité, de centrer la relance sur les biens communs environnementaux, et de garantir qu’une partie raisonnablement élevée des montants affectés produise non seulement de la valeur ou des emplois, mais aussi de la valeur pour la nature. Il y a des investissements qui créent de la valeur pour la nature et initient une dynamique positive.

Par exemple ?

Vous pouvez investir dans les zones protégées, vous pouvez investir dans une agriculture respectueuse des sols, plus orientée vers la santé des sols et la production de nourriture de qualité plutôt que vers des biens de masse de basse qualité qui s’accompagnent de dégâts infligés à la Terre d’où ils viennent. Les exemples sont multiples !  Nous sommes en train de préparer des propositions d’investissement et des analyses macro-économiques pour démontrer la faisabilité de cette approche. Nous allons les mettre à la disposition de tous nos membres et leur demander de commencer à faire du bruit autour de ces propositions pour faire pression sur les décideurs politiques, les ministères des finances, les banques nationales. Ces acteurs-là ne sont pas les interlocuteurs habituels de la protection de la nature, mais il est important de s’adresser directement aux ministres des finances, et de leur dire clairement ce qu’on attend d’eux !

Diriez-vous que ce cadre que vous proposez rejoint ce que la présidente de la Commission européenne vient de proposer avec un Accord de Paris pour la biodiversité ?

Le Green deal que la Commission européenne a mis au centre de son plan de relance est en ligne avec ces propositions. Il faudra tout de même voir comment cela sera mis en place… et surtout comment ce sera réalisé dans les Etats-membres. Il faudra être très attentif à ce que dans les Etats ces moyens soient investis intelligemment en faveur de la nature et des biens communs environnementaux. L’Europe, de ce point de vue, va dans la bonne direction, mais elle n’est pas la seule : le Pakistan fait aussi de grands efforts. Il faut citer aussi une partie des actions de la Chine, certes moins orientée vers la protection de la nature et plus vers le climat, mais il y a des signaux positifs. Pour autant, il faut convaincre encore tous ceux qui ne sont pas dans cette réflexion-là… et convaincre tous ceux qui ont commencé de continuer et d’amplifier leur action. N’oublions pas que les plans de relance ne dureront que deux ou trois ans : il faut que les bureaucraties ministérielles et les systèmes politiques en tirent des leçons pour continuer dans cette voie après, quand la situation sera normalisée. Il y a un autre point très important : les investissements publics sont une fraction de la totalité des investissements. Il faut aussi trouver des leviers pour agir sur les investissements privés qui constituent une large majorité des investissements et qui doivent eux aussi aller dans cette voie. Ils doivent être plus favorables à la nature.

Vous tenez ce discours depuis que vous êtes à ce poste…

… pas exactement. J’ai passé les premiers mois à comprendre le secrétariat, puis le mois de novembre au lit avec le Covid !

… mais dès septembre au sommet de l’ONU vous insistiez sur les risques économiques des atteintes à la biodiversité. A priori les économistes sont des gens rationnels : comment expliquez-vous qu’ils n’appréhendent pas plus et qu’ils ne tiennent pas plus compte de ces risques économiques ?

Un économiste, dès qu’il a fini ses études, va travailler dans une banque ou une compagnie d’assurance. Et jusqu’ici ces sujets de durabilité ou de biens communs ne constituaient absolument pas une priorité pour ces employeurs. Ces compagnies, comme l’ensemble du système économique, étaient imprégnées des dogmes des Chicago boys, de reaganisme et de thatchérisme, convaincus de la nécessité de diminuer la production de biens communs et de se concentrer sur les biens privés, sur la rentabilité. Le temps de cette école-là est un peu révolu. La mutation a débuté lentement avec la crise de 2008, et aujourd’hui on voit bien par exemple qu’investir dans la santé c’est investir dans un bien public… et productif !  Récemment encore, tous les théoriciens, les macro-économistes, traitaient la nature comme des externalités, et pas comme des facteurs de production. C’est une erreur que certains pionniers de l’économie environnementale suggèrent depuis les années 1950 d’éliminer mais jusqu’ici ils n’étaient pas entendus.

Vous êtes en train de dire qu’il y a encore tout à faire en matière d’économie environnementale…

Il y a encore beaucoup à faire, mais je suis déjà assez content de voir une économiste de l’environnement à la tête du Fonds monétaire international. Le rapport que le Pr Dasgupta a rendu au gouvernement britannique il y a quelques jours marque lui aussi une étape décisive dans l’évolution de la pensée économique.

Le congrès de l’UICN –ou Congrès mondial de la nature- est un rendez-vous que tout le monde attend pour que ces idées-là soient mises en avant dans le débat public. Ce congrès, prévu à Marseille en juin 2020, a déjà été reporté à deux reprises. Il est maintenant programmé pour septembre 2021. Êtes-vous optimistes sur sa tenue ? Ou préparez-vous déjà des plans B ?

Messieurs, je suis payé pour être optimiste ! On veut tenir ce congrès, et on tiendra ce congrès… sauf si on doit décider autre chose à un moment. Pour l’instant notre décision c’est un congrès à Marseille, en septembre, et en présentiel, avec éventuellement une partie en virtuel pour permettre à des gens qui ne pourraient pas venir de participer quand même. Evidemment nous avons aussi des plans B pour le cas où ça deviendrait impossible, mais personnellement je suis rationnellement optimiste. Nous sommes en mars, il fait encore froid, la troisième vague arrive, mais déjà dans quelques semaines nous serons au printemps, il fera plus chaud, on espère qu’un plus grand pourcentage de la population sera vaccinée, la situation paraîtra différente.

Le congrès pourrait-il être reporté une nouvelle fois ?

On ne peut plus reporter, parce que ça devient insoutenable économiquement et psychologiquement. Un certain nombre de décisions qui devaient être prises rapidement (sur le plan budgétaire notamment), ont été ou seront prochainement prises en virtuel. Mais permettez-moi une remarque : je suis un naturaliste et un économiste, mais évidemment je sais et je ressens personnellement que la nature est aussi un bien pour notre esprit. La nature c’est aussi la beauté, c’est aussi l’héritage, c’est aussi le lien avec la planète et tout le réseau des êtres vivants, et nous avons besoin d’être dans ce réseau comme une communauté qui s’engage sur ces thèmes-là. Et même si des instruments virtuels nous permettent de continuer à travailler, nous avons besoin de rencontrer, d’échanger, de sentir « qu’on fait partie de la famille ». Je pense donc qu’il faut faire tout ce qui est possible pour que ce congrès se tienne physiquement, de façon sûre et responsable. Nous allons faire tout ce qui est nécessaire pour y arriver.

L’autre événement attendu, c’est la COP15 [15èmeConférence des parties] de la Convention pour la diversité biologique. Quelles sont les priorités, les dossiers que l’UICN veut mettre en haut de la pile à cette occasion? Vous nous avez parlé des 30 % d’aires protégées, quels sont les autres dossiers ?

Nous voulons collaborer tous azimuts avec les groupe de travail qui sont en train de préparer la COP, et pas seulement pour la CDB d’ailleurs : cet automne, il y aura la conférence des parties pour le climat ainsi que celles pour les zones humides et le combat contre la désertification. Nous travaillons tous azimuts avec ces groupes de travail. Évidemment on a des must be, des sujets que nous voulons voir traiter à l’occasion de ces travaux. J’en ai quatre, ou plus précisément trois plus un :

– le premier, c’est de tracer un cadre ambitieux et mesurable. S’il s’agît juste d’énoncer des objectifs flous, de rester dans le vague, c’est parfaitement inutile ;

– ensuite, comme je vous l’ai indiqué, nous voulons 30 % de la surface de la planète protégés, bien gérés et bien placés.

– enfin, nous voulons des investissements suffisants pour restaurer l’état des espèces protégées, pour ramener ça à la normalité, si vous me passez l’expression.

Ça ce sont les trois objectifs. Ensuite il y a l’instrument : on a besoin d’un paquet d’argent garanti pour atteindre ces objectifs. Une partie de cet argent peut venir des plans de relance, une autre partie des fonds peut venir des offres qui ont déjà été faites en janvier au One Planet Summit à Paris : il a par exemple été question de 14 milliards d’euros pour la reforestation du Sahel, la recréation d’une biodiversité au Sahel. Voilà un engagement prometteur.

Un « paquet d’argent », ça fait combien d’argent ?

Vaste question… Je le redis : il y a une petite part des investissements qui est constituée d’argent public, dont font partie les investissements dans l’aide au développement, et une part beaucoup plus importante constituée d’argent privé : les investissements des banques, des entreprises, des personnes, des familles… Au total, cela devrait représenter autour de 3 % du Produit intérieur brut mondial. En Europe ou aux Etats-Unis, les Etats investissent dans la politique environnementale, en créant des centrales de traitement eaux, ou de gestion des déchets, ou la protection de l’air, et tout cela représente entre 1 et 3 % de leur PIB. Il faudrait faire la même chose au niveau de la biodiversité. Voilà pour la masse globale. Ensuite il faudra répartir cet investissement entre le public et le privé, entre les différents pays, sur les différents volets. Les investissements sont nécessaires dans des domaines économiques très variés : transformer une usine pour qu’elle produise sans générer de dommages à l’environnement et à la nature, transformer la mobilité de telle façon qu’il n’y ait pas d’impacts négatifs… Ce dont nous parlons, c’est ce delta, cette quantité d’argent en plus qui est nécessaire pour faire le saut d’une mauvaise solution à une bonne solution. Ce que nous aurons fait quand nous aurons réalisé ces investissements, ce que nous aurons acheté, c’est un monde en sécurité, une planète en sécurité pour nous, pour nos enfants, et pour les enfants de nos enfants. Finalement, ça fait un prix raisonnable, non ?

L’action de l’UICN (comme celles du WWF ou de l’UNESCO) en Afrique est parfois critiquée et taxée de néo-colonialisme. Comment vivez-vous ces critiques ?

Je leur oppose un démenti absolu. Il faudrait me dire exactement ce qui s’est passé, où et pourquoi, ensuite on pourrait entrer dans le concret. L’UICN a comme règle fondamentale de respecter les droits des peuples indigènes, ceux qui ont des droits sur les territoires dont nous recommandons la protection. Nous avons parmi nos membres des représentants des peuples dits « premiers », par ailleurs l’UICN n’a pas le droit de créer une zone de protection : ce sont toujours les Etats ou les autorités politiques locales qui prennent la décision de mettre un territoire sous protection. Ce n’est ni l’intention ni la vision de l’UICN d’avoir une protection de la nature pure, absolue, contre l’homme. La protection des droits des populations locales et la protection des ressources naturelles et de la biodiversité doivent aller ensemble. Je vous le dis tout net : cette critique est infondée en ce qui concerne l’UICN.

On a vu en France, avec la crise des gilets jaunes, l’impératif d’une transition écologique qui se double d’un impératif de justice sociale. Cela fait-il partie du champ de compétence de l’UICN que d’intervenir sur cet aspect social, ou diriez-vous que l’UICN est le lobby, le garant, de la protection de la nature, et qu’elle doit laisser à d’autres le soin de prendre en compte l’aspect social ?

Je vais vous répondre comme citoyen, comme citoyen politiquement intéressé. Si vous conduisez une politique économique thatchérienne, si vous pensez qu’il faut enrichir les riches parce que comme ça il y aura plus de miettes pour les pauvres, si vous appliquez cette théorie du ruissellement, évidemment que les gens sont énervés ! Les plus pauvres, ceux qui doivent vivre avec 1000 € par mois ou moins, et qui voient l’essence augmenter de 0,10 €, ils ne vont évidemment pas le supporter, parce qu’ils ont besoin de leur voiture pour aller au travail, et parce que dans les zones où ils habitent les services publics, notamment les transports, sont dégradés et ne leur laissent pas d’autre choix que la voiture. Pour changer de comportement, le consommateur doit avoir à sa disposition les instruments, les moyens de ce changement. S’il n’y a pas de service public, si les services publics sont eux-mêmes chers, les parents qui doivent conduire les enfants à l’école, puis aller travailler, vont devoir le faire en voiture.  Et s’ils vivent avec des salaires très limités, évidemment une augmentation de l’essence n’est pas admissible. C’est pour ça qu’il faut toujours lier les deux choses : faire une politique de changement de nos systèmes, une politique en faveur de l’environnement et du bien commun, et préserver la planète pour tout le monde. Il faut donc des politiques de distribution des richesses, qui sont généralement liées aux politiques fiscales. Je prends un exemple : en Suisse on impose une forte taxation sur le CO2. Comme la Suisse n’a pas de pétrole ni de charbon, tout est importé. Donc quand le pétrole passe la frontière il y a une taxe, donc le prix de l’énergie pour le consommateur augmente. À l’autre bout de la chaîne, cet argent est distribué à la population. Il est redistribué de manière égalitaire entre les citoyens : chaque personne, pauvre ou riche, reçoit le même chèque. Quelqu’un qui gaspille beaucoup de pétrole parce qu’il a une grosse voiture, parce qu’il a une énorme maison qu’il faut chauffer, ou juste parce qu’il a un comportement gaspilleur, recevra un chèque bien inférieur au montant de ses dépenses. A l’inverse, celui qui vit plus modestement, plus écologiquement, avec une maison de taille normale, une petite voiture, ou même un vélo, s’il a la possibilité d’aller avec à son travail, recevra plus d’argent que ce que lui aura coûté la taxe carbone. Si on veut gagner le soutien des gens, il faut faire les choses en tenant compte de ces aspects sociaux. Les citoyens se rendent parfaitement compte que leurs enfants ont besoin d’un monde sain et que c’est à eux de le créer, de le préserver. Mais il faut leur en donner les moyens !

La pandémie est en train de montrer les liens entre la santé humaine et la santé animale, la santé des écosystèmes. Comment l’UICN prend-elle en compte cette approche holistique ?

Il est impossible de comprendre un écosystème si on n’a pas une approche systémique. On ne peut rien comprendre si on regarde seulement de façon simple un seul paramètre. Donc évidemment notre approche, parce qu’elle est scientifique, est une approche systémique. Deuxième élément, si vous préparez une proposition politique, c’est aussi un travail systémique parce que vous devez introduire cette proposition politique dans un réseau de décisions que vous devez comprendre. Si on veut protéger la nature il faut intervenir dans l’agriculture, dans les services, dans le commerce international, dans les matériaux de construction, et toutes ces interventions doit être comprises et anticipées dans leurs conséquences en tenant compte aussi des aspects sociaux dont nous venons de parler, cela on ne peut le faire que de façon systémique.

Mais dans la réalité, les décisions politiques ou économiques restent très sectorisées…

Dans un gouvernement chaque ministère a ses problèmes, et voit en premier lieu ses problèmes du moment. Mais ensuite c’est le rôle du premier ministre, ou de certains ministères transversaux comme les finances ou l’environnement, de rappeler qu’il faut aussi tenir compte d’autres implications. C’est pareil dans une famille : si les deux parents ont deux tâches très différentes, à la fin cela doit être cohérent. Si l’un s’occupe des enfants et l’autre s’occupe de faire le dîner, ils doivent toujours penser ensemble au bonheur commun de la famille. C’est difficile, ça requiert la capacité d’entendre et de tenir compte des autres. Je suis optimiste, je crois qu’on est en train d’apprendre et qu’on va continuer à apprendre.

Dans beaucoup de régions du monde, au Brésil, dans certains Etats européens, ou récemment encore aux Etats-Unis, le droit environnemental est souvent attaqué voire brutalement démantelé. Comment l’UICN peut-elle intervenir sur ce point ?

Pour démanteler le droit environnemental, il faut déjà qu’il existe ! Il faut voir le fait qu’aux Etats-Unis, au Brésil il y avait, il y a encore, un droit de l’environnement. Evidemment l’administration Trump a pris beaucoup de décisions qui vont contre le respect de la nature et de l’environnement. Elle avait défait ce que l’administration Obama avait fait. Maintenant Biden va refaire. J’espère qu’au au-delà de ces mouvements circonstanciels, la trajectoire sera à l’amélioration. C’est un premier constat. Si nous n’y arrivons pas ce sera aux dépens de la nature et à un certain moment aux dépens de nous-mêmes. A la fin la nature sera toujours plus forte que l’humain.

Au-delà de l’argument de principe l’UICN a-t-elle des façons d’intervenir ?

Certains Etats font partie de nos membres, et avec eux nous entretenons un dialogue pour qu’ils continuent d’améliorer leurs pratiques et leurs législations. Et surtout nous avons nos membres, qui font partie de ces sociétés. Dans tous les pays du monde ou presque il y a des membres de l’UICN, qui appartiennent parfois à la majorité, parfois à la minorité, et qui continuent à faire des propositions, à faire pression, à rester en veille sur ce que leurs gouvernements sont en train de faire.

Ont-ils les compétences juridiques ?

Nous étions un centre de compétences juridiques unique au monde il y a trente ans, évidemment aujourd’hui il y a plusieurs centres de compétences, comme il y a plusieurs organisations de défense de l’environnement. Donc nous sommes moins uniques dans le monde, mais nous avons un centre global de droit environnemental situé à Bonn, qui soutient concrètement beaucoup de pays qui ont des projets pour améliorer leur législation. Nous avons une commission, la « World Commission on Environmental Law », qui fait de la formation, des conférences, qui est en dialogue, même au niveau des juges et de l’exécutif dans les gouvernements, qui essaie de former ceux qui prennent les décisions. Voilà les instruments dont nous disposons. Et si parfois ça ne suffit pas il faut continuer et se dire qu’au prochain tour c’est nous qui gagnerons !

Les « solutions fondées sur la nature » sont le dada de l’UICN depuis quelque temps. Est-ce pour vous la meilleure des façons d’utiliser ce capital naturel dont vous parliez ?

Si vous permettez, ce n’est pas un « dada » !  C’est un concept politique que nous avons  développé pour permettre au discours de protection de la nature de pénétrer d’autres domaines. En matière de politique agricole, c’est une chose de dire « je vous interdis de venir faucher ici parce que j’ai de belles espèces protégées », c’en est une autre très différente de dire « vous pouvez produire plus et mieux, et de meilleure qualité, si vous utilisez ces pratiques-là, en faisant avec la nature et pas contre la nature ». C’est une façon de faire de la nature un facteur de production, et donc un facteur de décision dans d’autres domaines de façon à être favorable à la nature elle-même. Est-ce que ça c’est la meilleure façon d’utiliser le capital naturel ? C’est une question presque quantitative : la première réponse c’est qu’on n’est pas obligé de tout utiliser, on peut laisser une bonne partie de la nature protégée. Mais si nous avons des besoins (et il paraît que c’est le cas !), alors il est préférable d’essayer d’y répondre en s’alliant avec la nature, plutôt que contre elle. Là je ne fais pas de lien en terme de prix mais en terme de réglementation politique. Les solutions fondées sur la nature, c’est un concept politique pour faire comprendre aux acteurs politiques et économiques que travailler avec la nature c’est bon pour la nature mais aussi pour leur business et leur porte-monnaie.

A l’issue de votre mandat, sur quels critères jugerez-vous votre succès ou votre échec ?

Eh bien, je vous demanderai de me le dire ! Normalement ce sont les médias qui jugent…

C’est une réponse gaullienne : l’Histoire jugera…

Exactement ! [rire]. Ce que je veux pouvoir dire c’est que j’aurai fait tout ce qui était dans mes cordes, dans mes pouvoirs, dans mon savoir, que j’aurai tout essayé.

Est-ce que ça aura été suffisant ? On le saura en regardant dans quelles mesures l’UICN sera dynamique et active, parce que ma tâche première c’est de faciliter l’engagement de la communauté des membres de l’UICN. Si elle reste active au niveau global, local, régional, ce sera le signe que je n’aurai pas tout raté. Si en plus on a des résultats en terme de reconquête de la biodiversité, ce sera parfait.  Je fais ce que je peux pour permettre à mes membres s’engager dans l’espoir de pouvoir protéger les espèces et la nature en général.

Vous sentez redevable d’une obligation de moyen plus que de résultat ?

Oui, je suis le directeur général, donc je suis responsable de la machine, responsable envers mes membres, et je ne peux pas me substituer aux membres dans l’action. Je dois leur suggérer et rendre possible leur engagement. C’est typiquement le rôle d’un gouvernement : le premier ministre ne peut pas pousser son pays dans une direction dont le peuple ne veut pas. Au moins pas dans une démocratie. Or, voyez-vous, l’UICN est une démocratie.

Propos recueillis par Jean-Jacques Fresko
et Jean-Baptiste Pouchain