La philosophe et danseuse Emma Bigé explique ses engagements féministe et écologiste, et révèle les connexions entre écologie, féminisme et… danse !
Infonature : Vous vous présentez comme « philosophe, traductrice, et travailleuse du geste ». Concrètement, vous faites quoi dans la vie ?
Emma Bigé : Mon métier, c’est d’étudier mais aussi de traduire et d’enseigner la philosophie à des artistes, et en particulier à des danseureuses. . Principalement, j’enseigne l’épistémologie : une discipline qui étudie les conditions dans lesquelles on réalise des études scientifiques, et je fais ce travail d’épistémologie et de transmission d’épistémologie auprès d’artistes parce que j’ai une vraie grande croyance dans la capacité des artistes à produire des formes de savoir dotées de potentiels révolutionnaires, ou de potentiels de bifurcation. Les artistes, ce sont des personnes qui se dédient à pirater nos perceptions et leurs, qui s’efforcent de leur faire dire autre chose que tout ce que le capitalisme nous a appris à penser. Je me dis qu’il est important de passer du temps avec des danseureuses, avec des circassiennes, avec des artistes plasticiennes, parce qu’une des urgences, c’est d’apprendre à se désanesthésier, d’apprendre à percevoir autrement !
A force d’étudier auprès de danseuses, j’ai fréquenté les studios de danse, et j’ai moi-même finalement pratiqué puis enseigné certaines formes de danse. C’est par la philosophie que je suis arrivée à la danse, ce qui n’est pas très courant comme parcours, j’en conviens.
J’étudiais le mouvement de manière assez classique dans différentes théories, chez Aristote, chez les phénoménologues, puis à un moment est venue l’intuition que penser le mouvement requérait d’en faire, de l’étudier d’un point de vue agissant, et les danseureuses m’ont paru être les penseuses du mouvement les plus puissantes et souvent les plus ignorées. Ce sont des personnes souvent comme considérées comme des artistes purement exécutantes, et seulement intéressées par l’apparence, alors qu’en réalité la profondeur à laquelle elles sont obligées de se défaire de leurs habitudes exige d’elle des savoirs très précis à la fois sur la biomécanique de l’être humain, mais aussi sur la sociologie, sur l’anthropologie, qui sont aussi des manières par lesquelles nous sommes chorégraphiées.
Nous sommes chorégraphiées par le fait qu’on nous apprend à être un garçon ou une fille, nous sommes chorégraphiées par la classe, la race, et parce que ça nous éduque à « nous tenir dans la société ». Les danseuses sont des savantes pour se défaire de ça : ce qui m’intéresse en particulier, c’est de comprendre comment les danseuses se désapprennent à être humaines. Elles se désapprennent à croire qu’être humain veut dire ne pas être animal, ne pas être plante, ne pas être autre chose qu’humain, n’être qu’une seule espèce. Danser c’est ainsi apprendre à se désidentifier de l’humain, ou apprendre d’autres manières d’être humaines qui font la place à des motricité en dehors de la bipédie, de l’assise sur la chaise, du métro-boulot-dodo. Des mobilités qui peuvent emprunter à quantité d’autres êtres, animaux bien sûr, mais pas seulement. D’ailleurs la langue le perçoit très bien : on parle de la danse des étoiles, de la danse des feuilles sur le fleuve ou des feuilles mortes dans le vent, on parle très spontanément d’événements chorégraphiques qui concernent des êtres autres qu’humains. Ce qui est en jeu là, c’est la conjonction de leurs mouvements.
Vous parlez seulement des danseuses, au féminin. Qu’en est-il des danseurs au masculin ?
J’alterne généralement entre plusieurs manières de dire le genre, et effectivement, j’utilise parfois le féminin générique, mais aussi l’agglutination, les épicènes, les mots non-binaires. Vous avez peut-être remarqué qu’il m’arrive de parler de danseureuses (danseur+euses), ça c’est l’agglutination. Quant au féminin générique, il peut être utilisé quand on voit qu’il y a une majorité de femmes dans un groupe. Pour le coup, en danse on est à peu près tranquille que la majorité est très largement féminine ! On pourrait dire d’ailleurs que pour l’humanité entière aussi la majorité des êtres humains sont des êtres humaines. Si on fait un accord de majorité on peut se l’autoriser.
Pour moi écrire et parler à l’inclusif, c’est une manière de faire bégayer la langue : un jour j’ai entendu des féministes parler à un congrès et j’ai trouvé cela tellement beau, cette langue dans la langue, que je me suis dit qu’il fallait que j’apprenne à penser comme ça. J’avais l’impression que mon monde était permuté par le seul fait qu’il y avait de la place pour des sujets habituellement invisibilisés, que tout d’un coup quantité d’êtres cessaient d’être oubliées dans le discours, et je voyais la place que ça faisait dans mon imaginaire, dans mes obligations de raisonnement.
Je crois qu’il y a en cela quelque chose de très commun avec le geste que fait l’écologie, qui consiste à dire qu’il faut inclure les non humains dans toutes nos réflexions et dans nos discours. Il faut faire le geste permanent de penser qu’il y a des points de vue autres que le seul point de vue humain. Et comme l’écoféminisme nous l’apprend, il y a en effet une forte articulation entre la domination que les humains exercent sur le non-humain, et la domination qu’exerce l’homme sur les non-hommes. Voilà de quoi motiver nos efforts discursifs à faire la place à d’autres sujets, pour penser autrement.
Votre sujet d’étude, c’est le mouvement. Ça ressemble à quoi, un « mouvement » qui serait « écologique » ?
On peut saisir le concept de mouvement au moins à deux niveaux. D’abord, si l’écologie suppose l’affûtement, ou l’affinement, de notre sensibilité à l’égard des non humains, je crois que la voie de l’attention à ce qui est bougeant en nous, de ce qui est mouvant en nous, viendra montrer que nous sommes bien moins humaines que nous ne voudrions bien le croire ! Par exemple : comme les chaises, comme les oiseaux, comme les arbres, nous tombons. Nous sommes toustes soumises à la gravité. Il y a là une communauté de destin qui nous unit non seulement aux autres vivants, mais à l’ensemble du non humain, vivant ou pas, qui nous entoure. En nous rendant attentives à cette parenté, nous nous rendons capables de nous engager vers une défense de ces non humains. Je crois que le sens du mouvement -la kinesthèse-, la capacité à sentir en soi qu’il y a des gestes, qu’il y a des mouvements, qu’il y a des petits remuements intérieurs, que ce soit les battements cardiaques ou le mouvement des membres, est un bon sens pour nous connecter aux autres êtres.
Ensuite, le « mouvement » signale non seulement un déplacement d’un vivant dans l’espace, mais aussi une action sociale ou politique. Quand on parle de mouvement « écologique » on pense aux rassemblements massifs de personnes qui luttent. Je crois qu’il y a beaucoup de gestes dans les mouvements écologistes, des gestes qui ont une haute portée de contamination. Je pense à des gestes aussi typiques et puissants que le fauchage d’OGM ou l’arrachage de plants de muguet cultivés dans le sable. Je peux attester, en tant qu’« écoterroriste », à quel point sentir notre capacité à démonter les infrastructures de la catastrophe fait partie de la prise de conscience écologiste. Se sentir appartenir au mouvement écologiste, ce n’est pas juste une question de sensibilité à la parole des non humains, c’est aussi une capacité à se donner de la puissance pour démonter les infrastructures du capitalisme extractiviste, et pour semer et cueillir les futurs qui s’y opposent.
On le dit rarement mais les faucheuses d’OGM sèment aussi des graines : on ne se contente pas d’enlever, on essaie de faire venir autre chose. Les personnes qui vivent à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ont fortement résisté à la construction d’un aéroport destructif, mais ce sont aussi des personnes qui ont pris soin d’un territoire, qui ont créé des modes de culture, qui ont pris soin des champs, des forêts etc. Cette capacité est structurante de ce que c’est que le mouvement politique écologique : des gestes concrets, des actions, qui luttent contre un monde néfaste, et qui font éclore d’autres possibilités.