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Trois questions à Agnès Vince, Directrice du Conservatoire du littoral

ANES : vous dirigez depuis deux mois le Conservatoire du littoral, après avoir été directrice, en charge de l’architecture à la Direction générale des patrimoines du ministère de la culture. Quel regard l’architecte et l’urbaniste que vous êtes, porte-t-elle sur la mission du Conservatoire ?

Agnès Vince : entre le patrimoine naturel dont le Conservatoire a la charge, et le patrimoine bâti, il y a énormément de points communs, ou plus précisément de valeurs communes ! Ce sont des valeurs culturelles, bien sûr, mais aussi des valeurs environnementales, sociétales et économiques.

La valeur culturelle du patrimoine naturel est liée à la manière dont les humains ont tissé des relations avec leur milieu, c’est une histoire de civilisation. On n’occupe pas de la même façon une côte de falaises, une côte sableuse ou un estuaire. C’est dans le rapport entre l’installation humaine et ce milieu naturel, entre la géographie et l’histoire qui caractérisent le rapport des hommes à ce milieu, que réside la valeur culturelle de ce patrimoine naturel. Il en va de même pour le patrimoine architectural, urbain et paysager. La manière dont les hommes se sont installés dans les milieux naturels à travers le bâti, qu’il s’agisse d’un bâti individuel, collectif, un village, un hameau ou une agglomération, la manière dont les hommes ont organisé spatialement leur installation, revêt aussi un aspect culturel.

L’un des points forts de la stratégie que j’ai portée en matière d’architecture au ministère de la Culture est le développement de la conscience de l’héritage architectural : lorsque l’on réhabilite, restaure, requalifie un bâti existant, on s’interroge sur son histoire sociale, technique, environnementale, ses caractéristiques par rapport à l’air, au sol, à l’ensoleillement. Réconcilier la production contemporaine de l’architecte avec sa valeur culturelle et patrimoniale, interroge les liens existants entre l’histoire, la géographie et le territoire… [ihc-hide-content ihc_mb_type= »show » ihc_mb_who= »1,2,3,4,5″ ihc_mb_template= »1″ ]

Au Conservatoire du littoral, j’entends conforter notre priorité absolue, que constitue la protection du tiers naturel, par sa protection foncière. Dans le nouveau contrat d’objectifs qui sera conclu avec le ministère de l’Ecologie, nous ne pourrons pas faire abstraction du fait que nous exerçons parfois cette action de protection dans des territoires très urbanisés : la pression foncière n’est pas la même dans certains sites des Hauts-de-France, de PACA et de Bretagne… L’autre priorité reste l’accès du public aux côtes sauvages et aux espaces naturels : l’action du Conservatoire du littoral offre la possibilité pour chacun d’accéder à ce sentiment d’immensité que représente la mer, grâce à ce tiers naturel, et tout particulièrement pour les populations sensibles, socialement défavorisées, ou fragilisées par leur santé. Nous combattons la commercialisation des espaces naturels des côtes, en privilégiant le caractère fondamental d’espace public de ces territoires. C’est un combat essentiel pour le bien-être de chacun. L’historien Alain Corbin, dans son ouvrage « Le territoire du vide », a décrit l’invention du rivage par la dimension thérapeutique du bain de mer, devenu ensuite hédonique au XIXème siècle.

Cette attraction pour la mer fait partie de notre construction humaine. Le monde culturel, à travers l’histoire de l’art ou la littérature par exemple, devrait valoriser à nos côtés ce regard sur l’interface terre-mer qui nous nourrit et qui justifie ce combat pour la protection du tiers naturel.

On a le droit de nourrir des utopies ! Elles ne sont pas réservées au domaine de l’architecture et de l’urbanisme, mais existent aussi dans le domaine de l’écologie.

Au titre des engagements écologiques internationaux et communautaires européens, notre action sur les sites du Conservatoire contribue très concrètement à l’objectif de la restitution du bon état écologique de l’interface terre-mer.

ANES : le Conservatoire du littoral a pour mission d’acquérir des terrains pour les protéger de la spéculation foncière. Mais la mer monte… A quoi bon acheter des terrains dont on sait qu’ils seront submergés à moyen terme ?

Agnès Vince : en achetant des terrains « voués à repartir à la mer » pour privilégier la « libre évolution du trait de côte », ou en investissant des terrains pérennes, nous contribuons à faire évoluer l’imaginaire culturel de notre pays ! Le Grenelle de la mer, dont nous venons de fêter les 10 ans, a mis en évidence un certain nombre de préjugés et de malentendus, que nous sommes collectivement appelés à lever.

Le Conservatoire du littoral y prend une part active : acquérir ces terrains voués à la submersion nous permet d’être un laboratoire expérimental de démarches que l’on peut conduire en temps réel durant plusieurs années, voire dizaines d’années, d’examiner, grâce au plans de gestion, différentes hypothèses de traitement des côtes pour anticiper et réduire les effets du changement climatique. A titre d’exemple, la capacité de résilience de certains territoires est importante, avec le retour de dunes là où on ne les attendait plus et qui constituent des véritables protections naturelles pour le « rétro littoral ». C’est la raison pour laquelle nous sommes impliqués dans le programme européen Adapto, sur 11 sites métropolitains et ultramarins. Sur certains, des aménagements ont été réalisés, des suivis avec des indicateurs environnementaux et sociétaux sur l’appréciation et le ressenti des acteurs mis en place. Sur d’autres, il y a urgence à agir, à travailler avec ceux qui persistent à penser qu’en investissant des millions, on va pouvoir résister à la mer …

Nous gérons des territoires qui ont parfois connu des inondations, des submersions, régulières, plus ou moins espacées… Ces données, historique et géographique, peuvent nous permettre de nous projeter dans l’avenir, et de faire comprendre qu’aller s’installer toujours au plus près de la mer n’est pas raisonnable et augmente les risques. Nous avons besoin effectivement d’acquérir des terrains à une échelle suffisamment vaste pour faire ces démonstrations : nous avons une importante mission pédagogique pour acculturer progressivement à la nécessité d’agir différemment.

ANES : vous parliez de valeur culturelle, mais aussi de valeur économique du littoral. Comment caractérise-t-on cette valeur ?

Agnès Vince : quand on parle de bâti par exemple, il y a des valeurs économiques reconnues, évidentes. Il est difficile d’affirmer que la valeur économique d’un vaste ensemble bâti classé Monument historique est nulle. Mais, parfois, « cela ne vaut rien », on peut acheter un domaine historique pour rien. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas nécessairement de valeur d’usage et, de fait, sa valeur économique est alors réduite. A l’inverse, on a vu des friches industrielles qui ne « valaient rien » sur le marché immobilier, mais auxquelles des projets d’urbanistes qui ont joué la carte de la valeur culturelle, historique et sociale des lieux, ont redonné une valeur économique qui était perdue. Il en va de même pour le patrimoine naturel : certains espaces ont une valeur environnementale. Théoriquement, si on s’attache à la doctrine des services rendus par les écosystèmes, ils ont une forte valeur économique et, pourtant, leur valeur sur le marché est réduite. Cela peut entrainer une négligence générale à leur égard, voire l’acceptation de leur dégradation progressive. Certains sont littéralement saccagés. Nous avons donc une responsabilité pour mieux évaluer et calculer la valeur du milieu naturel comme valeur économique pour mieux la faire reconnaître. Je serai très attentive à ce que le Conservatoire du littoral soit en phase avec le développement et les avancées des méthodes en la matière. J’aimerais que le Conservatoire du littoral soit un lieu de débat sur cette question de la valeur des espaces naturels : valeurs culturelles, environnementales, sociales et économiques !

Propos recueillis
par Jean-Jacques Fresko

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