Trois questions à Valérie Chansigaud, historienne des sciences de la nature, philosophe. Auteure de Les combats pour la nature : De la protection de la nature au progrès social (Buchet-Chastel, 2018)
ANES : Vous êtes intervenue la semaine dernière devant le Conseil d’orientation stratégique de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB) pour affirmer que « La protection de la biodiversité ne peut se faire sans justice sociale ». Pourtant jusqu’ici ces deux questions sont toujours traitées séparément dans le débat public. Comment l’expliquez-vous ?
Valérie Chansigaud : l’explication est historique. On a longtemps considéré que la sauvegarde de l’environnement, était soit apolitique –mais qui peut y croire ? l’apolitisme est un mythe dès qu’il est question de gestion sociale– soit conservatrice, voire aussi totalement réactionnaire. Lors qu’en 45-46-47 apparaissent les grands best-sellers sur la question de la démographie, des ressources naturelles, qui vont vraiment forger le début de la prise de conscience des questions d’environnement, c’est sur le mode de la préservation des inégalités sociales. On veut préserver le fonctionnement de la société telle qu’elle est. On n’est pas tellement gêné par l’existence d’inégalités sociales, on veut simplement que la société dure un peu plus longtemps. Et parfois cette idée de protection de la nature est même l’occasion de discours franchement réactionnaires. Le problème c’est que cette histoire noire de la protection de la nature est très peu connue. Pas parce que les éléments sont difficiles à trouver, qu’il faudrait faire un travail d’historien compliqué –beaucoup de choses sont accessibles- mais parce qu’on n’a pas envie de considérer les choses comme ça.
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Promouvoir la frugalité, la décroissance, comme le fait parmi d’autres Pierre Rabhi, sans bâtir un véritable discours lié au progrès social ça pose un problème. Son discours de détestation de la ville, cette idée que si l’on ne cultive pas la terre on ne peut pas être épanoui, c’est une vision que l’on connaît, avec des aspects très différents, depuis très longtemps : où est le progrès social dans ce discours ? Au-delà, on voit actuellement une tentative au sein de l’extrême-droite française de s’approprier les thèmes écologiques, avec des concepts comme l’écologie intégrale, etc. Le pire est que cette approche pourrait être très crédible parce qu’il y a un discours cohérent de respect de la nature porté par cette idéologie. La nature a raison comme on pouvait dire autrefois que la terre a raison. Tout le problème c’est qu’on ne s’est pas soucié de l’aspect idéologique véhiculé par cette idée de protection de la nature.
On voit par ailleurs l’arrivée au pouvoir des populismes de droite qui sont largement alimentés par l’aggravation des inégalités, par la peur du déclassement social même s’il n’et pas toujours réel, et ce populisme de droite se marie assez mal globalement avec la défense de l’environnement et de la biodiversité en particulier. On peut le voir au Brésil, aux Etats-Unis ou ailleurs. Dans ces régimes il y a une question centrale : l’autonomie de la recherche. Sans recherche indépendante il ne peut pas y avoir de question environnementale. Or ces régimes sont très peu favorables à l’idée qu’il puisse y avoir des experts ayant une voix indépendante, objective et responsable, par rapport à des questions importantes. On ne peut pas dire que Trump ne s’intéresse pas à l’environnement. Il s’y intéresse énormément : pour lui l’environnement c’est encore une façon d’accélérer la croissance de la fortune des plus riches, c’est une forme de domination.
A l’opposé, on voit bien avec le mouvement des gilets jaunes que la fiscalité dite écologique sans justice sociale ça ne peut pas marcher, ça ne peut pas être accepté, ça ne peut même pas être toléré. On peut le comprendre puisque les plus pauvres, et globalement une bonne partie de la société, sont ceux qui souffrent le plus de la fiscalité écologique. C’est un véritable problème. C’est pour ça que ce ne sont pas deux questions différentes que l’on pourra gérer séparément, c’est bien un ensemble qu’il faut aborder frontalement.
Et c’est la seule façon de rendre l’idée de la protection de la biodiversité, comme les autres questions d’environnement, « désirables ». Si on n’a qu’une vision technicienne, si nous disons que nous sommes des experts et que nous savons ce qu’il faut faire, il n’y aura jamais d’adhésion réelle, massive !
ANES : Les idéologies qui se revendiquent du progressisme sont absentes du sujet. Cela condamne-t-il l’idée de progrès ?
Valérie Chansigaud :C’est vrai, les idéologies progressistes ne se sont pas massivement approprié la protection de la nature. Il y a pourtant des gens à la fois progressistes et protecteurs de la nature. C’est une même tradition extrêmement vivace, pas forcément majoritaire, mais elle existe. Dans mon livre, je cite par exemple le mouvement punk. Ce qui est fascinant avec ce mouvement c’est qu’à la fin des années 70 – début des années 80 il y a un mouvement qui spontanément pose les questions de la souffrance animale, de l’écologie et du progrès social. On peut aussi citer Murray Bookchin comme repère historique avec une influence importante et qui n’est pas en train de s’essouffler. Mais il y a eu le même phénomène par rapport aux questions d’environnement qu’avec les questions de progrès social. Les progressistes, à partir des années 70-80, ont laissé filer les choses. Ils n’ont pas été à la hauteur, ils n’ont pas saisi les évolutions de la société, ils se sont cantonnés à essayer de profiter des choses sans avoir à les penser. D’une certaine façon les progressistes ont laissé le champ libre aux populistes de droite pour investir la question sociale, ce qui est assez fabuleux ! Et pour les questions d’environnement on a fait la même chose. Il va falloir réagir très vite et sortir des discours lénifiants du genre « les scientifiques nous disent que… donc on va le faire ». Mais faire quoi ? Quel modèle de société veut-on? Quelles valeurs veut-on mettre en avant ? Il va falloir être clair par rapport à ces questions. Il faut arrêter de croire qu’il suffit d’avoir un peu de bonne volonté, façon Colibris, pour que les choses marchent. Les colibris n’éteignent pas les incendies !
ANES : vous semblez attachée à réhabiliter la « fraternité ». Pourquoi ?
Valérie Chansigaud : les questions d’environnement, et notamment de biodiversité, imposent deux solidarités : solidarité des populations humaines les unes avec les autres mais aussi des populations humaines avec les populations non humaines. Il y a un devoir de solidarité si l’on considère que la biodiversité a le droit d’exister sans forcément y projeter une vision utilitariste. Or on ne peut pas penser la solidarité sans penser la fraternité. Et on voit bien actuellement que les solidarités –car l’idée n’a pas disparu- se rétrécissent dans leur champ d’application : on est solidaire avec les proches, avec ceux qui nous ressemblent, ceux qui appartiennent de façon réelle ou imaginaire au même groupe. C’est le message des populismes de droite : Nous sommes le peuple et donc vous ne l’êtes pas. Il s’agit de réenchanter cette idée de fraternité et c’est une tâche extrêmement urgente.
Les gilets jaunes montrent qu’il y a une opportunité : ils ne sont pas en train de fermer les perspectives. Ils ont un message très clair : c’est un message qui remet en question la répartition de l’effort au nom d’une véritable solidarité, ils ne sont pas contre faire des efforts, d’ailleurs ils en font suffisamment, mais ils demandent que les populations soient considérées avec respect, avec dignité. D’où l’importance à accorder à la fraternité.
Il s’agit de renouer avec une vieille tradition de pensée : dès le XVIIème siècle quand on parle de cruauté à l’égard des animaux on le fait sous l’angle du désordre social que constitue cette cruauté et qui menace l’ensemble des êtres humains. Il n’y a pas de véritable frontière entre la cruauté faite aux animaux et la cruauté faite aux hommes, parce que c’est la même chose. Seul le sujet qui souffre est différent. Il n’y a pas une différence de nature mais une différence de portée. Et cette idée qui voit le mécanisme à l’œuvre dans la génération de la cruauté comme un mécanisme social perturbant l’ensemble de la société, peut être reprise et appliquée à la situation actuelle. L’effondrement de la biodiversité, ce sont des mécanismes sociaux qui ne menacent pas que le climat ou que la biodiversité mais qui menacent l’ensemble de la société. Et au passage, ces processus laminent aussi les être humains.
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Propos recueillis
par Jean-Jacques Fresko