Qu’est-ce qui explique les différences de croissance d’une douzaine d’espèces d’arbres dans une forêt indienne ? Leur profondeur d’enracinement et leur capacité à surmonter des épisodes exceptionnels de sécheresse. Et les plus résistantes ne sont pas celles que l’on pourrait croire… C’est ce que révèle l’Institut de recherche pour le développement (IRD)
Sans les données issues d’observation sur le long terme, les membres de la Cellule franco-indienne de recherche en sciences de l’eau (Cefirse) n’auraient pu le démontrer : les arbres se partagent verticalement l’accessibilité à l’eau dans le sol… “À chaque espèce correspond ainsi une stratégie mise en œuvre : rester en surface, plonger ses racines jusqu’à 30 mètres… ”, commente Laurent Ruiz, agro-hydrologue. Pour arriver à ces résultats, Rutuja Chitra-Tarak, doctorante à l’Indian Institute of Science, s’est servie d’un modèle hydrologique classique. Mais elle l’a fait fonctionner à l’envers !
L’idée est venue d’un constat : en étudiant les données de croissance de 7677 arbres, collectées pendant 20 ans dans le Parc national de Mudumalai (Tamil Nadu) aucun schéma logique ne semblait expliquer la façon dont chaque espèce réagissait au climat. « Le plus souvent, en modélisation, on impose les paramètres physiologiques caractéristiques du fonctionnement des plantes, et on simule leur croissance en réponse aux conditions climatiques, explique Laurent Ruiz. Ici, nous avons fait tourner le modèle un très grand nombre de fois avec toute une gamme de valeurs de ces paramètres, en particulier ceux qui définissent la profondeur et l’efficacité de leur système racinaire. Et nous avons trouvé que seules certaines combinaisons de paramètres expliquaient les dynamiques de croissance observées. Et ces combinaisons étaient différentes pour les 12 espèces les plus représentées. Conclusion ? Les variations entre ces espèces pouvaient s’expliquer par les différences de profondeurs relatives auxquelles elles accèdent à l’eau ». Les chercheurs réalisent alors que ces profondeurs varient dans une très large gamme : 2 à 3 mètres pour la plus superficielle, près de 30 mètres pour la plus profonde. « C’est parce que chaque espèce a trouvé sa place, sa « niche hydrologique », qu’elles peuvent toutes coexister », insiste Jean Riotte, co-responsable de la Cefirse, et qui a participé aux recherches.
Les résultats ne s’arrêtent pas à cette première découverte. Les chercheurs disposaient d’un autre jeu de données, indépendant du premier : celui de la mortalité des arbres. Et là, en comparant les informations sur la profondeur des racines, les épisodes prolongés de sécheresse, la mortalité… le couperet tombe : plus un arbre va puiser de l’eau en profondeur, plus il sera vulnérable à un épisode de sécheresse extrême. Pour expliquer ce résultat contre-intuitif, Laurent Ruiz rappelle les deux stratégies principales qui organisent le vivant : la stratégie « acquisitive » consiste à capter le plus efficacement possible des ressources faciles d’accès mais intermittentes – c’est le cas des arbres aux racines superficielles comme le teck, par exemple. Ces espèces, habituées à la compétition, ont développé une forte capacité de résistance au stress. L’autre stratégie, « conservatrice », se traduit par une capacité à miser sur des ressources plus difficiles d’accès, mais nécessite qu’elles soient permanentes. Développer un système racinaire puissant – atteignant plusieurs dizaines de mètre de profondeur – représente, certes un lourd investissement, mais cela permet d’échapper à la compétition pour l’eau de surface. En revanche, ces espèces tolèrent mal le manque. « La forêt a connu il y a 15 ans un épisode de sécheresse de durée exceptionnelle, qui a conduit à l’épuisement temporaire des réserves profondes. Nos résultats montrent que l’augmentation de la mortalité a concerné sélectivement les espèces à enracinement profond. C’est la première fois qu’un tel lien entre partage de « niches hydrologiques » et démographie est démontré à l’échelle d’une communauté forestière », insiste Laurent Ruiz. Si de tels évènements extrêmes venaient à se multiplier sous l’effet du changement climatique, les arbres à enracinement profond pourraient disparaitre, réduisant ainsi la biodiversité.