Le 4 février 2021, Marie-Monique Robin publie son : La fabrique des pandémies, chez La Découverte. L’auteure y analyse, dans le contexte de la pandémie de Covid19, la façon dont les activités humaines et leurs impacts sur la biodiversité peuvent conduire à l’émergence de maladies infectieuses.
A travers des entretiens avec 62 chercheurs du monde entier, cette enquête met en évidence les liens entre destruction des écosystèmes et émergence de maladies
infectieuses. Elle montre que le meilleur antidote aux pandémies est la préservation de la biodiversité, au cœur de la notion de « santé planétaire » élaborée par les scientifiques et les organisations internationales : une conception globale de la santé, pour les hommes, les animaux et les écosystèmes.
La rédaction vous livre en exclusivité un extrait de l’introduction de cet ouvrage :
Une « épidémie de pandémies »
« Voir un lien entre la pollution de l’air, la biodiversité et le covid19 relève du surréalisme, pas de la science », a affirmé l’ancien ministre de l’Éducation nationale et de la Recherche Luc Ferry dans L’Express du 30 mars 2020, où il a fustigé les écologistes qui « confondent crise sanitaire et crise environnementale dans un but de récupération politique ». Ce livre entend montrer à quel point l’auteur du pamphlet Le Nouvel Ordre écologique est un philosophe bien mal informé.
On savait…
Depuis le milieu des années 2000, en effet, des dizaines de scientifiques internationaux tirent la sonnette d’alarme : la pression qu’exercent les activités humaines sur la biodiversité crée les conditions d’une « épidémie de pandémies », pour reprendre les termes de Serge Morand, parasitologue et écologue de la santé qui travaille pour le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) et le CNRS, et qui vit en Thaïlande depuis 2012 – il a écrit les encadrés « pédagogiques » figurant dans cet ouvrage, ce dont je le remercie vivement, ainsi que de son soutien décisif pour l’écriture de ce livre. Le cocktail qui favorise les émergences de maladies infectieuses est bien identifié, documenté et expliqué : la déforestation, pratiquée à large échelle dans les pays du Sud pour implanter des monocultures de soja, qui nourriront les animaux des élevages industriels européens ou de palmiers à huile qui alimenteront les réservoirs de nos voitures ; la fragmentation des forêts tropicales et espaces naturels, causée par le développement du réseau routier, des barrages et des exploitations minières, mais aussi par l’urbanisation ; et la globalisation, qui encourage le déplacement de milliards d’humains, d’animaux et de marchandises d’un bout à l’autre de la planète. Toutes ces activités provoquent le dysfonctionnement, voire la destruction, des services écosystémiques, ce qui menace la santé des humains, des animaux et des plantes.
Syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), fièvres hémorragiques de Congo‑Crimée et du virus Ébola, fièvre de Lassa, syndrome respiratoire du Moyen‑Orient (dû au coronavirus MERS‑CoV), Nipah, grippe aviaire H1N1, fièvre de la vallée du Rift, zika, chikungunya et, mainte‑ nant, covid‑19 : toutes ces maladies sont des « zoonoses », c’est‑à‑dire qu’elles sont transmises par des animaux aux humains. Elles font partie des « nouvelles maladies émergentes », dont le nombre a littéralement explosé au cours des cinquante dernières années : alors que, dans les années 1970, une nouvelle pathologie infectieuse était découverte tous les dix à quinze ans, depuis les années 2000, le rythme s’est considérablement accéléré pour passer à au moins cinq émergences identifiées par an. La pandémie qui paralyse le monde depuis le début 2020 n’est donc que la face émergée de l’iceberg. D’autres pandémies vont suivre : là‑dessus, les soixante‑deux scientifiques interrogés pour ce livre sont formels. Et c’est pourquoi, de manière unanime, ils affirment que la solution n’est pas de courir après un énième vaccin, censé protéger contre une énième maladie infectieuse, au risque d’entrer dans une ère de confinement chronique de la population mondiale, mais de s’interroger sur la place des humains sur la planète, sur leur lien avec le reste du monde vivant, dont ils ne représentent qu’une espèce parmi d’autres. À l’unisson aussi, ils clament : « On ne peut pas dire qu’on ne savait pas. »
On savait.
Sur tous les continents, en effet, des scientifiques de différentes disciplines (infectiologues, parasitologues, écologues, géographes, mathématiciens, démographes, ethnobotanistes, médecins, vétérinaires, etc.) ont montré que le meilleur antidote contre l’émergence de maladies infectieuses est la préservation de la biodiversité. Ils ont identifié les mécanismes à l’œuvre, comme l’« effet dilution » grâce auquel une riche biodiversité locale a un effet régulateur sur la prévalence et la virulence des agents pathogènes, dont l’activité est maintenue à bas bruit dans les écosystèmes équilibrés.
On savait.
Mais les politiques font la sourde oreille, en continuant de promouvoir une vision techniciste et anthropocentrée de la santé, qui fait la part belle aux intérêts des multinationales pharmaceutiques et de l’agrobusiness, lesquelles partagent les mêmes actionnaires et fonds de pension, dont les dirigeants sont lobotomisés par la recherche de profits à court terme. Ce grand aveuglement collectif est entretenu par la balkanisation des disciplines scientifiques et des instances ministérielles, qui fonctionnent en « silos », sans aucune connexion entre elles. Les témoins de ce livre déplorent ainsi le manque de vision globale qui seul permettra de sortir de l’« ignorantisme » dénoncé par le sociologue Edgar Morin et donc de pouvoir agir efficacement contre le retour des pestes. À l’heure des grands défis de l’anthropocène – dérèglement climatique, extinction de la biodiversité, explosion des inégalités –, dont le risque pandémique constitue le dernier avatar, ils préconisent une conception holistique de la santé à l’inter‑ face hommes‑animaux‑écosystèmes, telle que proposée par les promoteurs de One Health (Une seule santé) ou de Planetary Health (La santé planétaire).
On savait.
Mais la politique de l’autruche signe un manque de courage, évitant d’emprunter la seule issue qui vaille : la remise en cause du modèle économique dominant, fondé sur l’emprise prédatrice des humains sur les écosystèmes, qui pourrait conduire à l’effondrement de la vie sur Terre. La majorité des scientifiques qui s’expriment dans ce livre est convaincue que non seulement l’effondrement est possible, mais qu’il est déjà en marche.