Roumanie: dans le delta du Danube, quand la nature reprend ses droits

Daniel MIHAILESCU / AFP

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A pelican and a grey heron are seen on a newly formed lake after a renaturation of flooded agricultural terrain next to Mahmudia village, south-easter Romania, on July 9, 2024. - In 2012, Romania launched a project aimed at restoring the Danube Delta's damaged ecosystems with the help of funding from the European Union. After a dyke burst last summer near the village of Mahmudia, swathes of the delta once drained for farmland were submerged again, creating the region's second-largest lake and a paradise for the region's battered biodiversity. (Photo by Daniel MIHAILESCU / AFP)
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« Une manne du ciel »: quand une digue s’est brisée à l’été 2023, inondant les champs agricoles, les habitants d’un village roumain du delta du Danube y ont vu le signe d’une nature reprenant ses droits.

Mais les exploitants des terres, eux, ne décolèrent pas: ils réclament des dédommagements et le droit de pouvoir cultiver de nouveau ces sols fertiles couvrant une surface de plus d’un millier d’hectares.

Vu du ciel, Mahmudia (sud-est) offre le spectacle d’une étendue de parcelles noyées dessinant des motifs géométriques, à quelques centaines de mètres de la partie habitée.

Eugen Grigorov, qui propose des excursions en bateau, loue la quiétude des lieux et « la baisse de la pollution ». « Plus de tracteurs ni d’herbicides! », se réjouit le guide de 51 ans, alors que les moissonneuses-batteuses languissent les pieds dans l’eau.

Glissant avec aisance sur l’étendue, il montre au loin les pélicans et mouettes blanches, dans ce havre de biodiversité.

‘On ne joue pas avec la nature’

Il se souvient pourtant des ravages sous la dictature communiste de Nicolae Ceausescu dans les années 1980, gardant en mémoire les images des îles de roseaux brûlant des mois entiers pour « assécher les marais et les transformer en terres cultivables ».

Mais en 2012, grâce aux fonds de l’Union européenne, la Roumanie a lancé un projet de restauration des écosystèmes abîmés dans la zone, qu’une nouvelle loi adoptée mi-juin à Bruxelles pourrait accélérer, espèrent les militants écologistes.

Cette législation impose d’instaurer d’ici à 2030 des mesures pour réparer 20% des terres et espaces marins à l’échelle de l’UE, et 30% des habitats (zones humides, forêts…) en mauvais état.

Pour l’ONG environnementale WWF, « les écosystèmes aquatiques récupèrent bien plus vite que les forêts ». « Si vous n’y touchez pas, en 10 à 15 ans vous retrouvez plus de 70% de la biodiversité initiale », explique à l’AFP le biologiste Dragos Balea, chargé de coordonner les actions de l’association dans le delta.

Le militant barbu savoure « le spectacle » des oiseaux s’épanouissant dans le delta, lui-même gardant un oeil protecteur sur plus de 90 espèces.

La rupture de la digue, intervenue à la suite d’une série de malfaçons selon les autorités locales, est une bénédiction à ses yeux. « On ne joue pas avec la nature. Elle finit toujours par reprendre ses droits », lance-t-il.

‘Juste compensation’

Un grand lac s’est formé, attirant les pêcheurs et touristes, se félicite le maire du village de 2.000 habitants, Ion Serpescu, où les maisons d’hôtes se multiplient.

« Ne touchons rien, laissons la situation telle quelle », dit-il. Surtout que reconstruire la digue, à l’état de ruine en de nombreux endroits, coûterait entre 20 et 30 millions d’euros, d’après ses calculs.

A 67 ans, il a l’impression de retrouver le village de sa jeunesse, avant que les agriculteurs ne viennent bouleverser la donne.

L’élu attend maintenant des directives du gouvernement, alors qu’une commission d’experts a déjà rendu un avis favorable à la reconstruction écologique des lieux.

En visite sur place en juin, le ministre de l’Environnement Mircea Fechet a jugé le processus de « réparation déjà en cours ». « Le delta ne fait que se réapproprier son domaine », a-t-il estimé.

Mais les autorités se préparent à une âpre bataille judiciaire: plusieurs exploitants ont entamé des procédures pour protester contre les répercussions financières.

Emanuel Dobronauteanu, associé d’une des compagnies, affirme avoir perdu 730 hectares de blé, maïs, tournesol et luzerne pour un manque à gagner qu’il estime bien supérieur aux deux millions de lei (environ 400.000 euros) calculés par l’Etat, pour la seule récolte de l’an dernier.

Il n’est pas opposé à une restauration mais « comme dans le cas d’une expropriation, nous devons avoir droit au préalable à une juste compensation ».

S’il obtient gain de cause, il sera « le plus heureux des hommes », sourit-il. Et n’hésitera pas à prendre sa canne à pêche pour profiter de la sérénité retrouvée du delta du Danube.