Aurélien Bernier : « les partis politiques désertent le travail essentiel »

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Ancien dirigeant d’Attac, collaborateur du Monde Diplomatique et auteur de plusieurs essais, Aurélien Bernier esquisse les conditions pour un débouché politique au combat écologique.

Infonature.media : Dans le débat entre actions locales et combat politique au niveau national, vous estimez que seul le combat national est pertinent. Pourquoi ?

Aurélien Bernier : Je ne défends pas l’Etat par passion de l’Etat, mais comme levier, comme espace politique qui nous permettra peut-être de reprendre le moins tard possible un contrôle politique sur l’économie, sur les choix de production, sur la propriété.

Défendre une révolution institutionnelle qui répartirait autrement les pouvoirs et accorderait une très grande latitude aux échelles locales, en matière de temporalité je n’y crois pas. Cela prendra beaucoup trop de temps, et du temps nous n’en avons pas ! On a une réalité, avec une société de consommation, avec un fatalisme : on qu’on va dans le mur mais qu’on n’a pas de leviers politiques pour s’en tirer.

Dans cette situation « de merde », a-t-on les moyens de faire cette bascule, pour reprendre le pouvoir ? J’ai l’impression qu’on pourrait avoir un courant d’idées favorable à plus de justice sociale, plus de justice environnementale, à une consommation différente, à des relations humaines différentes. Je pense qu’on pourrait créer un mouvement d’idées puissant qui ne renvoie pas forcément à un futur extrêmement lointain, que ce mouvement d’idées pourrait déboucher sur une force politique qui accède au pouvoir et qu’on pourrait faire des choses.

Mais cette force politique, on ne la voit pas franchement émerger dans le paysage actuel…

Il faut un débouché politique. Les partis actuels s’embourbent beaucoup dans le magma médiatique mais désertent le travail sur les sujets essentiels : comment affronte-t-on les pouvoirs contre lesquels on se bat, les multinationales qui maîtrisent la planète ? Comment on pense des relations internationales complètement différentes, passant de la concurrence entre les Etats à la coopération ? Quelle force politique peut nous permettre de porter ça ? Aujourd’hui je n’en vois effectivement pas qui s’y prennent bien pour représenter ça.

Il y a sans doute plusieurs raisons. D’abord c’est très difficile : le tournant de la mondialisation a complètement bouleversé les conditions du débat politique. Quand on était dans les 30 Glorieuses et dans un compromis social arraché par les luttes, on avait une lutte entre les classes populaires et le patronat, on se battait contre des politiques nationales, contre un capitalisme en train de se mondialiser. On est passé d’un rapport de force politique avec un pouvoir national, un patronat national à quelque chose d’informe. Ça complique le combat. Nos adversaires, eux sont structurés, eux ont les moyens de franchir les frontières, que ce soit physiquement, ou que l’on parle des capitaux, des marchandises… Nous ,on est pris dans nos structures nationales et on n’a pas d’institutions qui permettent de s’opposer avec la même efficacité.

Il y a aussi un principe de facilité qui s’est installé : même en ayant conscience qu’un niveau économique les choses se jouent à d’autres échelles, on a fait comme si elles continuaient à se jouer comme dans les 30 Glorieuses. Par exemple sur la question de l’énergie on a des directives, des réglements européens qui organisent la libre concurrence et ce sont des choses qui s’imposent. Aux niveaux politique et syndical on entend souvent qu’on va pouvoir changer les choses sans se demander comment on fait sauter les verrous juridiques de cet ordre libéral -mais pour changer les choses il faut l’unanimité des Etats européens, il faut donc se coltiner une négociation à 27, avec des pays ultra-libéraux !. L’autre réponse est de dire qu’on va désobéir. Mais juridiquement ça n’est pas possible ! Nous sommes donc confrontés à un problème institutionnel majeur. Les partis politiques en ont conscience, mais c’est tellement complexe et « casse-gueule » que mieux vaut ne pas en parler, on en dire le moins possible. Mais cela ne prépare pas les gens à l’action…

Et affronter les institutions européennes c’est une chose, mais se coltiner les multinationales, les fonds d’investissement, c’est encore pire. Le lobby agricole, à lui seul, est capable de bloquer le pays ! Dans les partis il y a une autocensure là-dessus. On ne peut pas simplement laisser entendre que le patronat sera obligé de faire des concessions. Les conditions qui ont permis le compromis social des 30 Glorieuses ne sont plus réunies aujourd’hui !

En attendant, on fait quoi ? On abandonne les luttes locales ?

Il faut utiliser tous les leviers qui peuvent servir le combat tant qu’on ne se trahit pas. Les luttes locales, Notre-Dame-des-Landes, les bassines, il faut que ça se fasse… parce qu’on n’a que ça ! Le combat juridique est important, parce qu’il y a des éléments de droit qui peuvent nous faire gagner quelques petits espaces. Je pense notamment aux États (Allemagne, Pays-Bas) où les cours suprêmes ont condamné les États pour inaction climatique. Même des institutions très conservatrices arrivent à nous donner des victoires symboliques. On peut s’appuyer là-dessus pour dire l’État est en infraction, ou plutôt le gouvernement est en infraction.

Mais à un niveau plus global, la seule voie qui me parait praticable, c’est qu’un certain nombre d’États qui auraient réussi un basculement politique suffisamment net vers des politiques plus radicales de justice sociale et environnementale puissent arriver à poser entre eux des relations fondées sur la coopération, et pas sur la concurrence.