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Trois questions à Emmanuel Torquebiau, chercheur au CIRAD

ANES : le 4ème congrès mondial d’agroforesterie, qui s’est tenu fin mai à Montpellier et dont vous présidiez le conseil scientifique, a rassemblé plus de 1200 chercheurs.  Mais l’agroforesterie… de quoi s’agît-il au juste ?

Emmanuel Torquebiau : l’agroforesterie, c’est le mélange entre des arbres et des cultures agricoles, ou entre des arbres et des pratiques d’élevage. Certains agriculteurs peuvent être choqués si on leur parle de planter des arbres au beau milieu de leurs champs : cela heurte leur savoir hérité de la culture industrielle de la 2èmemoitié du XXème siècle. Depuis cette période, l’agriculture a adopté la stratégie inverse : simplifier les champs et faire des monocultures intensives partout, et donc exclure des paysages agricoles toute la composante arborée. L’agroforesterie a pour objectif de ramener des arbres dans les paysages agricoles, au sein des parcelles, autour des parcelles.

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On le fait parce qu’on pense, et on vérifie depuis plusieurs années, que cette pratique peut constituer l’une des réponses aux grandes questions qui se posent aujourd’hui à l’agriculture, et au-delà à la planète tout entière. Le changement climatique d’abord : augmenter la densité d’arbres dans un paysage contribue à atténuer le changement climatique, parce que les arbres stockent de grandes quantités de carbone dans leur tronc, leurs branches et leurs racines, et ce carbone se retrouve finalement dans le sol. Tout ce carbone qui rejoint le sol, c’est autant qui ne se retrouve pas dans l’atmosphère !

Par ailleurs, les arbres contribuent à l’adaptation au changement climatique. Quoi que nous fassions nous n’allons pas échapper au changement climatique. Il faut donc arriver à mettre en place des systèmes de production qui soient plus susceptibles de résister aux imprévus climatiques. La présence d’arbres permet d’améliorer la résilience des écosystèmes agricoles, L’agroforesterie contribue -essentiellement parce que c’est une pratique  de nature agroécologique, dans laquelle il y a beaucoup de diversification, beaucoup de protection du sol, d’espèces en mélange- à faire en sorte d’avoir des systèmes de production agricole adaptés au changement climatique, qui vont mieux résister, par exemple, à une sécheresse imprévue, ou à une pluie violente.

ANES : si toute l’agriculture mondiale se convertissait à l’agroforesterie, pourrait-on, demain, nourrir 9 milliards d’humains ? 

Emmanuel Torquebiau : avec l’agroforesterie, on nourrit autant d’humains qu’avec l’agriculture conventionnelle… voire plus ! Amener des arbres dans les champs n’a pas pour objectif de remplacer les cultures par des arbres, mais de faire en sorte que la présence d’arbres puisse aider les cultures à mieux produire, à produire plus longtemps, à produire tout au long de l’année. Si on a une culture annuelle qui ne dure que six mois de l’année, pendant les six autres mois il ne se passe rien. Le soleil est perdu, il n’y a pas de production végétale. Alors que dans une parcelle agroforestière, dans laquelle on a des cultures qui poussent au printemps jusqu’au début de l’été et des arbres qui continuent à pousser pendant l’été et à l’automne, lorsque les cultures ne sont plus là, on utilise l’énergie du soleil pendant quasiment toute l’année. A la fin, on a donc une augmentation de la production totale par rapport à la production sans arbre. La question est évidemment de savoir quels arbres on met. On peut vouloir qu’ils produisent du bois, ou des fruits, ou du fourrage… Dans les zones tropicales, très souvent, les arbres sont source de nourriture : ils produisent des légumes, du fourrage pour les animaux, toute une série de substances comestibles utilisées dans l’alimentation traditionnelle. En faisant de l’agroforesterie, on ne produit pas moins qu’en faisant de la monoculture, on produit autant si ce n’est plus.

Toutefois, le délai d’entrée en production des arbres dans une conversion à l’agroforesterie est une question délicate à résoudre, il ne faut pas le cacher. Ce qu’on recommande dans la mise en place de parcelles agroforestières, c’est d’y aller de manière progressive, de ne pas convertir d’emblée toute une exploitation agricole. Quand on introduit des arbres dans une parcelle, et pendant toute la période pendant laquelle les arbres sont encore de petites dimensions, la production agricole n’est pas affectée. Mais la présence des arbres peut être assez rapidement bénéfique pour les cultures. Il est donc possible d’éviter une diminution de la production au début de l’installation d’une structure agroforestière. La question de la gène occasionnée par rapport à l’utilisation de machines agricoles se résout assez facilement, par exemple en plantant les arbres en ligne : avec des alignements espacés de 12 à 15 mètres, on fait passer là-dedans toutes sortes de machines agricoles sans aucun problème.

ANES : pourquoi le monde agricole s’intéresse-t-il si peu à l’agroforesterie ? 

Emmanuel Torquebiau : parmi les obstacles à surmonter, il y a avant tout l’habitude prise par l’agriculture conventionnelle qui est devenue une agriculture de monoculture. On a perdu l’habitude de l’agriculture en mélange. Or les mélanges,c’est comme ça que fonctionne la nature. L’agroforesterie n’a pas une position anti-machinisme agricole, ni anti-produits phytosanitaires. Elle peut être « bio », mais ça n’a rien d’une obligation ! Il peut y avoir de l’agroécologie sans arbres. Et il peut y avoir de l’agroforesterie sans agroécologie. On ne le souhaite pas évidemment, on préfère que l’agroforesterie soit écologique, parce que les arbres permettent dans beaucoup de cas d’améliorer la fertilité du sol, on aura donc besoin de moins d’engrais ; de contribuer au contrôle de certaines maladies ou de certains ravageurs, on aura donc besoin de moins de produits phytosanitaires. Mais on ne va pas tout changer du jour au lendemain… La vérité, c’est qu’on revient de loin ! Il n’y a pas suffisamment de recherches en agroforesterie aujourd’hui, c’est sûr, mais il y a 20 ans il n’y en avait quasiment pas du tout ! C’était presque tabou dans nos institutions de recherche, parce que la bien-pensance qui les dirigeait avait pour vision que l’agroforesterie était un rêve d’écolos, et que ça n’était pas sérieux. Depuis les choses ont bien changé. Maintenant on peut parler d’agroforesterie dans les documents de stratégie officielle de nos organismes, et c’est clairement considéré comme l’une des manières de travailler sur l’agriculture du futur. L’agroforesterie est née dans les années 70-80, il y a eu un engouement exceptionnel, avec une énorme production parfois un peu farfelue, plus militante que scientifique, et il y a eu des échecs. On a fait des choses qui n’avaient aucun sens, on a associé des arbres avec des cultures qui n’auraient jamais dû être là. Par exemple on a tenté de mettre des eucalyptus dans les champs, on a tenté de mettre des arbres dont les racines envahissaient les cultures, ou des arbres qui pompaient toute l’eau de la parcelle… bref on a commis des erreurs, et l’intérêt a diminué. A la fin des années 90 il fallait se battre pour parler d’agroforesterie. Et puis, depuis le début des années 2000, il y a un regain d’intérêt pour l’agroforesterie, et je lie ce regain d’intérêt à la prise de conscience du changement climatique. C’est le changement climatique qui a remis en avant le rôle des arbres, et beaucoup de gens qui travaillent sur le climat me disent « mais bien sûr : pour lutter contre le changement climatique et s’y adapter, le mieux ce sont les zones rurales avec les arbres et le sol ». Et sur les arbres et le sol l’agroforesterie a des choses à dire… Au passage, l’alliance de l’arbre et de l’agriculture peut aussi améliorer la qualité esthétique des paysages ! Regardez par exemple les paysages de bocage, qu’on connaît bien en France. On trouve aussi de magnifiques paysages arborés en Afrique. Ce qu’on appelle le parc agroforestier d’Afrique, c’est toute la zone semi-aride de l’Afrique, dans laquelle la manière n° 1 de cultiver c’est de conserver les arbres utiles lorsqu’ils germent dans les champs, voire d’en rajouter si besoin, et de cultiver entre ces arbres. Les arbres en question, ce sont le baobab, le karité, le palmier rônier, on a donc une agriculture multi-étagée, avec des arbres dispersés dans les champs et des cultures en-dessous. Les parcelles de caféiers et de cacaoyers poussent sous ces arbres d’ombrage, et les rendements sont excellents !

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Propos recueillis
par Jean-Jacques Fresko