Trois questions à Philippe Dubois, directeur général des éditions Delachaux et Niestlé.
ANES : Le salon du livre, qui vient de se terminer, a-t-il permis de dégager des tendances de fond au sujet du livre de nature ?
Philippe Dubois : le salon du livre, je n’en sais rien ! Nous n’y allons plus. Ce n’est pas un endroit pour le livre nature. Le salon du livre c’est l’endroit où se retrouve le microcosme de l’édition, mais dans cet univers-là, le livre de nature, qui occupe une niche particulière, toute petite niche, n’a pas vraiment sa place. Au salon du livre, il y a seulement deux axes forts : la fiction, et la jeunesse.
Mais au-delà du salon, on peut établir des constats sur l’évolution du marché du livre nature. Il y a d’abord des constats généraux : on nous dit que les gens n’ont jamais autant lu de leur vie. Peut-être… Mais ils lisent surtout sur leur iPhone ou leur tablette, et ils vont regarder sur Facebook le récit de la soirée de beuverie de leurs copains la veille. Le fait qu’ils lisent ne signifie pas qu’ils achètent les livres, et au contraire, on constate une désaffection vis-à-vis de la lecture, et une baisse de fréquentation des librairies.
Dans ce contexte globalement peu réjouissant, l’édition nature ne s’en sort pas mal. Elle s’adresse à des lecteurs sinon convaincus, du moins en attente, intéressés par le sujet.
ANES : Au sein de l’édition nature, y a-t-il des segments plus porteurs que d’autres ?
Philippe Dubois : il y a quelques années, on a vu fleurir beaucoup d’éditeurs qui ont tenté leur chance dans le secteur nature en proposant des livres vite faits et à bas prix, des livres à 6,50 €, du genre « Les plus belles fleurs de France ». Mais beaucoup de ces éditeurs ont quitté ce marché, car ce n’est pas cela qu’attendent les lecteurs. Chez Delachaux, nous avons la chance d’avoir un fond important. Ce qui signifie que nous ne publions pas un best-seller tous les mois, mais que notre fond de catalogue nous permet d’atteindre des niveaux de vente importants. Je voudrais prendre l’exemple du guide Peterson des oiseaux : il est diffusé depuis 60 ans en France, et nous le réimprimons encore régulièrement. Au total, nous avons dû le diffuser à plus de 1,1 million d’exemplaires. Certes, sa diffusion est moins vigoureuse depuis une vingtaine d’années, mais c’est parce que nous avons publié notre propre guide ornitho, dont la diffusion totale aujourd’hui doit dépasser les 130 000 exemplaires ! Ces livres de référence fonctionnent bien, même quand ils sont chers. J’ai le sentiment que le livre est aujourd’hui devenu un produit de semi luxe. Et c’est d’ailleurs le choix que nous avons fait, d’une montée en gamme de notre production. Il peut être plus facile de rentabiliser un ouvrage de très grande qualité avec un vrai contenu, à 35 ou 40 €, qu’un ouvrage vite fait à 10 €.
En revanche, ce qui ne fonctionne plus du tout, ce sont les documents, les essais, même quand ils sont signés par une personnalité reconnue et de grande notoriété. On observe aussi un certain nombre de sujets porteurs en ce moment : un livre sur la permaculture, ou sur les abeilles, ou sur les animaux domestiques, se vendra bien. De même un livre très fourni et très documenté sur la nature ordinaire, un livre qui nous qui vous donne envie de sortir dans la nature trouvera son public. Par exemple, le livre de Marc Giraud sur la nature des bords de chemins, s’est vendu à plus de 40 000 exemplaires, et il continue de bien marcher auprès du grand public. Parce qu’il y a beaucoup de photos, parce que c’est très concret, parce qu’on vous prend par la main pour vous amener voir une bouse de vache, puis les petites bêtes qui gravitent autour de la bouse, puis les plantules autour, et les oiseaux, les insectes, etc. Ces livres racontent une histoire, il n’y a pas énormément de texte, mais on y apprend énormément de choses. Et c’est cela que réclame le public.
ANES : Y a-t-il un avenir pour l’édition nature dans les supports numériques ?
Philippe Dubois : Il est vrai que le livre est concurrencé par les supports numériques et notamment par Internet. Si les gens ne vont plus en librairie, c’est parce qu’ils pensent qu’ils vont tout trouver sur Internet. Or c’est inexact. Lorsque je passe commande d’un livre à un auteur, j’ai une exigence : il ne faut pas que plus de 20 % du contenu du livre puissent se trouver sur Internet. Il faut que le livre apporte au moins 80 % de connaissances inédites. Pour contrer la concurrence d’Internet, on a pensé il y a quelques années que l’avenir de l’édition serait dans le support numérique. Or que constate-t-on ? Le livre numérique représente aujourd’hui 18 à 20 % des ventes de livres aux USA, il stagne. C’est à peine 1 à 2 % en France ou en Allemagne, et on constate au mieux une stagnation, au pire une régression des ventes de livres en ligne. C’est un peu moins vrai de la fiction, grâce aux liseuses. Mais globalement, on peut le dire clairement : le livre numérique est un échec. Si je reprends l’exemple de notre guide ornitho, nous le vendons moins cher sous forme d’application pour smartphone que sous forme de livres imprimés, 18 € contre 31 €. Eh bien à ce jour nous n’avons vendu que quelques milliers d’exemplaires de l’application. Les éditions Collins ont annoncé il y a quelques années qu’elles allaient numériser la totalité de leurs guides naturalistes en anglais. Ils en ont numérisé une dizaine, et ils ont arrêté ! Le constat, c’est que ça ne marche pas. Je crois à l’avenir du livre en général, et en particulier à l’avenir du livre nature. À condition que les productions soient de qualité, et d’admettre qu’aujourd’hui le livre tend à être un produit de luxe.
Propos recueillis
par Jean-Jacques Fresko