Trois questions à Samuel Jolivet, Directeur de l’Office pour les insectes et leur environnement (OPIE)
ANES : Des chercheurs viennent de révéler que la biomasse des insectes volants a diminué de plus de 75 % en Allemagne au cours des trente dernière années. Ce chiffre vous a-t-il surpris ?
Samuel Jolivet : Par son ampleur, oui ! Si on nous avait questionné avant la parution de l’étude, personne à l’Opie n’aurait parié sur un chiffre aussi élevé. Pour autant, ce chiffre s’explique assez bien : les insectes sont des organismes qui ont des cycles de vie courts, qui parient sur des stratégies reposant sur un très grand nombre d’individus pour pérenniser l’espèce. Donc quand un problème survient qui met en péril l’équilibre écologique de l’espèce, cela touche immédiatement un très grand nombre d’individus – vivants ou à naitre. L’espèce va perdurer, parce qu’un certain nombre d’individus seront résistants ou dans des milieux épargnés, mais en termes de biomasse les constats seront très vite spectaculaires. Cette étude a été réalisée en Allemagne, mais on peut tout à fait la transposer en France. Les milieux concernés sont aussi présents chez nous, même si nous avons en France une plus grande diversité de milieux du fait de l’apport méditerranéen, notamment. Mais en terme de populations d’insectes, nous sommes sur des échelles équivalentes. Et cela fait écho à ce que les naturalistes ont remarqué de façon empirique depuis de nombreuses années. À notre connaissance toutefois, c’est la première fois qu’une étude sur ce thème est réalisée de manière aussi rigoureuse, avec un protocole de piégeage éprouvé, énormément de travail de traitement des données, effectué sur une longue période. C’est la première fois qu’on arrive à documenter quantitativement ce que tout le monde pressent sans pouvoir le prouver.
ANES : L’étude se contente de constater, elle n’explique pas les causes de ce constat. Quelles sont vos hypothèses ?
Samuel Jolivet : l’artificialisation des milieux par l’urbanisation, leur appauvrissement par un aménagement qui rend les homogénéise, et évidemment l’agriculture « moderne » conduite depuis les années 70-80, qui utilise toujours plus d’intrants chimiques, qui simplifie toujours plus les paysages, sont les trois premiers facteurs explicatifs. Mais on est totalement incapables aujourd’hui d’attribuer à chacun de ces facteurs sa part de responsabilité, notamment en raison de la très grande diversité des espèces d’insectes qui seront, à l’issue de leur développement, des insectes volants. On a donc des hypothèses sur les causes de cet effondrement, mais aussi sur ses conséquences ! Les ornithos observent de leur côté un effondrement des populations d’oiseaux communs, notamment ceux qui sont inféodés à l’agriculture. Or ces oiseaux ont généralement besoin d’insectes pour nourrir leurs juvéniles, et certains restent insectivores toute leur vie. On peut donc parier sur une corrélation entre ces deux observations, sans grand risque de se tromper. On l’a documenté précisément sur certaines espèces, telles que les outardes, qui sont très suivies parce qu’elles bénéficient d’un plan national d’action. On a mesuré l’effet de la disponibilité en orthoptères sur le nourrissage des jeunes. Il faudrait évidemment poursuivre les études sur d’autres espèces. Mais les conséquences ne touchent pas uniquement la faune : la flore aussi est concernée. On le constate quand des espèces cultivées voient leurs rendements s’effondrer faute de pollinisateurs, mais l’impact sur la flore sauvage est lui aussi important, même si jusqu’ici on n’a pas entendu les mêmes cris d’alarme de la part des botanistes que de la part des ornithos. On peut faire l’hypothèse que certains effets sont masqués par le fait que l’expression des graines n’est pas perceptible d’une année sur l’autre.
ANES : Cette étude vous paraît-elle de nature à accélérer une prise de conscience du problème ?
Samuel Jolivet : Nous considérons que c’est une très, très grande chance de disposer de cette étude pour pouvoir alerter l’opinion et avoir un peu de visibilité auprès de médias que ces sujets n’intéressent pas d’ordinaire. Cela dit, les problématiques globales qui sous-tendent ces constats sont connues de longue date par les décideurs. Cette étude vient seulement chiffrer les choses. Au vu de cette étude, il me paraît évident qu’il est urgent de s’engager dans une réforme en profondeur de nos modes de production agricole. C’est évidemment une chose que les associations de protection de la nature appellent de leurs vœux depuis longtemps. Cette étude vient largement nous conforter et souligner une fois de plus l’urgence à agir !
Propos recueillis
par Jean-Jacques Fresko