La vie réelle

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Sitôt prononcées, certaines phrases deviennent cultes. Celle-ci par exemple, est à déguster lentement : « je respecte l’avis des scientifiques, mais le problème, c’est qu’il y a la vie réelle ». On la doit à Patrick Pouyanné, le P-DG de Totalénergies, qui l’a assénée à la face du climatologue Jean Jouzel lors du raout annuel du MEDEF le 29 août.

Ici, chaque mot compte. L’« avis » des scientifiques d’abord. Les milliers d’études, les millions d’heures de travail, les compétences convergentes des chercheurs du monde entier ne produisent pas des informations fiables, robustes, incontestables. Elles ne constituent que leur « avis »… Quoi de plus subjectif, quoi de plus discutable qu’un « avis » ?

La « vie réelle » ensuite qui, elle, n’a rien à voir avec un vulgaire « avis ». La « vie réelle », c’est du solide, du dur, de l’indiscutable.

La « vie réelle » de M. Pouyanné, c’est un terminal méthanier flottant qu’il veut installer au Havre pour importer du gaz de schiste américain. C’est un investissement de 9 milliards d’euros pour extraire 200 000 barils de pétrole par jour au Suriname, un autre du même montant pour un oléoduc de 1 500 km en Ouganda, qui entraine le déplacement forcé de près de 100 000 personnes. La vie réelle de M. Pouyanné, ce sont plusieurs années de collaboration et de financement de la junte militaire birmane, c’est la production, en Russie, du kérosène que brûlent les bombardiers qui massacrent l’Ukraine.

La vie réelle de M. Pouyanné, c’est toujours plus d’investissements dans les énergies fossiles alors qu’il y a une urgence absolue à changer radicalement de modèle énergétique.

Pour d’autres que M. Pouyanné, la « vie réelle » ce sont les milliers de morts des inondations en Libye, les milliers de kilomètres carrés partis en fumée au Canada, au Portugal, en Grèce ou à Hawaï. Ce sont trois vendangeurs morts d’un coup de chaleur dans la Marne à la mi-septembre. Ça, c’est juste la « vie réelle » de ces dernières semaines, une « vie réelle » qui s’apparente à une mort lente (ou parfois brutale) pour des millions d’humains et pour d’innombrables autres espèces.

Et l’« avis » unanime des scientifiques, c’est que la « vie réelle » de M. Pouyanné en est la cause directe.