Dans Le Monde (10 avril), notre confrère Stéphane Foucart livre une pépite, un petit bijou, ce que les journalistes sportifs appelleraient « un caviar », comme une passe d’Antoine Dupont ou un tir cadré de Kylian M’Bappé.
Il s’agît de la Charte d’engagement des gestionnaires de gares, stations et aéroports et des régies publicitaires en matière de sobriété énergétique en vue de mieux réguler la publicité lumineuse (qu’on se rassure : le texte de cette « Charte » est à peine plus long que son titre). Le premier engagement consiste à «équiper (…) progressivement les dispositifs de publicités lumineuses (…) afin que ceux-ci puissent être éteints ou à défaut mis en veille. » Dans cette phrase, tout est dans le « progressivement » : il est précisé dans la charte que l’on va essayer de faire ça… d’ici le 1er janvier 2024. Impressionnant, n’est-ce pas ? Deuxième engagement : « Mettre en œuvre, lors de la fermeture des gares, stations ou aéroports (…), l’extinction ou la mise en veille des publicités lumineuses équipées du dispositif le permettant. » En clair, utiliser l’interrupteur… s’il existe. N’est-ce pas déraisonnable ?
Mais le véritable joyau, c’est le troisième engagement : « établir une stratégie “sobriété” fondée sur des trajectoires de réduction des consommations électriques et d’émissions carbone du parc des publicités lumineuses en tenant compte des caractéristiques, usages et besoins des univers de transports selon leurs périmètres à la date de signature de la présente charte ». Si l’on comprend bien (mais on n’est pas très sûr), on s’engage à engager une réflexion sur une stratégie sur laquelle, peut-être, on pourra s’engager un jour. Plus cuistre, plus creux, plus inutile, plus jargonneux, bref plus ridicule que cette phrase kilométrique, c’est difficile à concevoir, non ? A part une interview de Marlène Schiappa, on ne voit pas…
Dans son papier, Stéphane Foucart convoque Albert Camus qui écrivait en 1939 que l’ironie (au même titre que la lucidité, le refus et l’obstination) doit être, face au pouvoir, l’un des instruments du journaliste. Mais un objet tel que cette impayable Charte décourage l’ironie : à quoi bon enfoncer le clou ? Le texte s’autodétruit très bien tout seul… Il est même conçu dans ce but !
Car au-delà de l’ironie, cette Charte appelle plusieurs réflexions. D’abord par ce qu’elle révèle : nos gares, nos aéroports, nos stations de tramway ultra-connectées sont capables de nous indiquer l’horaire du prochain train, son retard, mais pas d’éteindre la lumière quand il n’y a personne ! C’est bête, au moment de concevoir ces panneaux publicitaires programmés à distance, on a juste oublié le bouton « on/off ».
Ensuite que dans ce théâtre d’ombres qu’est aujourd’hui l’action publique, où l’important est moins de faire que de faire savoir, le but d’une politique n’est pas de parvenir à un résultat concret, il est de se prémunir d’une critique qui pourrait surgir. Quand, à la prochaine tension sur le réseau électrique, des citoyens s’indigneront qu’on leur demande d’éteindre leur lampe de chevet alors que la gabegie publicitaire se poursuivra toute la nuit dans des aérogares désertes, on pourra leur répondre : « Oui, mais nous avons une charte ! ». Là est l’essentiel…