🇷🇺 Réussira-t-on à préserver les forêts sauvages de Russie ?

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…Et contribueront-elles à sauver le climat ?

Les forêts sauvages de Russie – qui abritent des espèces animales rares et constituent un des « poumons » de la planète – sont menacées par les incendies et l’abattage forestier illégal. Plus-one.ru, en collaboration avec le Forum du Dialogue Trianon et le média français Infonature.media, a enquêté sur le nombre de forêts primaires (vierges) qui subsistent en Russie et sur la question de savoir si elles représentent un atout pour la Russie dans les négociations internationales sur le climat. Au cours de l’année, notre programme spécial Eco-pont Russie-France publiera 12 articles dans les deux langues sur la manière dont les deux pays améliorent leurs méthodes en matière de protection de l’environnement, du climat et de la biodiversité.

Les Russes ont l’habitude de croire qu’il y a beaucoup de forêts dans le pays. Ils prennent donc leur patrimoine vert à la légère, estime Alexeï Iarochenko, responsable du programme forestier de Greenpeace Russie. Il y a presque 40 ans, rêvant de se consacrer à la science, il est entré à la faculté de biologie de l’université d’État de Moscou. « Puis les années 1990 ont commencé, personne n’avait plus besoin de scientifiques, et des zones naturelles précieuses disparaissaient. J’ai donc décidé de quitter la science pour travailler à la protection de la nature », se souvient Alexeï Iarochenko. Aujourd’hui, il s’intéresse surtout au sort des forêts sauvages de Russie. Les écologistes en Russie les désignent sous le titre de « territoires forestiers peu dégradés » (MLT). Il s’agit de grandes étendues de forêt primaire où aucune activité humaine n’a jamais été menée. Ils sont très importants pour la planète car ils contribuent à préserver la biodiversité et à freiner le réchauffement climatique.

Par quoi sont menacées les forêts primaires ?

Alexeï explique exactement comment la Russie est en train de perdre son patrimoine vert, pour ce faire il s’appuie sur l’exemple du parc national de Kalevala, qui a ouvert ses portes en 2006 : « C’était mon premier travail pour Greenpeace et cette mission a duré 11 ans. »Après l’effondrement de l’URSS et l’ouverture des frontières, les géants industriels finlandais ENSO et UPM-Kymmene – plus grands producteurs de papier et de carton d’Europe – ont commencé à acheter du bois en Carélie qui leur était fourni par des entreprises russes. « Lorsque toute la Carélie a été dévastée, les arbres ont commencé à être coupés à Kalevala aussi. C’est là qu’est le dilemme : d’un côté, il y a des pins centenaires, des vestiges de la taïga sauvage, et de l’autre, du bois de valeur », explique Alexeï Iarochenko. Pour lui, cette histoire est typique de la Russie : après avoir dilapidé de manière inepte les ressources naturelles, nous commençons à couper les forêts sauvages.

● Le gaspillage

Alexeï Iarochenko affirme que l’industrie forestière russe a été détruite par un changement de législation au début des années 2000. Tout d’abord, Vladimir Poutine a signé un décret abolissant le Comité d’État de protection de l’environnement et le Service fédéral des forêts, et en 2006, un nouveau code forestier a été adopté. Le nombre de gardes forestiers a été divisé par cinq, et ils ont été submergés par la paperasse. Ces changements font qu’aujourd’hui les gardes forestiers n’ont ni l’équipement ni les moyens d’éteindre les incendies, explique Sergueï Verkhovets, directeur de l’Institut de technologie forestière à l’Université d’État de Sibérie de science et de technologies Rechetniov.

● Les feux de forêt

Les forêts brûlent en Russie parce que les feux ne sont souvent pas éteints à leur stade initial. Les informations réelles sur les incendies sont dissimulées, mais l’ampleur de la catastrophe n’est plus cachée et est éliminée « avec l’aide du monde entier », déclare Alexeï Iarochenko. Les incendies sont la principale cause de disparition des forêts, rappelle le WWF. Il existe également des zones dites de contrôle où les incendies ne sont pas du tout éteints si leur extinction coûte plus cher que les dommages éventuels. « Environ 45 % des territoires forestiers correspondent à de telles zones », déclare Alexeï Iarochenko. En 2021, le feu a détruit plus de 10 millions d’hectares de forêt si l’on en croit les rapports officiels, et 18,2 millions d’hectares selon Greenpeace Russie. En septembre, le record de 2012 a été battu, soit 18,11 millions d’hectares.

● L’exploitation forestière « sous couverture »

Environ un quart des forêts sauvages sont détruites dans le cadre de la production de bois, rapporte le WWF. Les territoires forestiers peu dégradés (MLT), ce sont des zones de plus de 50 000 hectares, dépourvues d’habitations, de voies de communication actives et non affectées par une activité économique intensive. Il suffit de diviser la forêt au moyen de voies de communications pour qu’un écosystème unique soit endommagé. Les forêts primaires ne sont même pas protégées par un statut spécial. Alexandre Agafonov, directeur adjoint de l’Agence fédérale des forêts, a déclaré à Plus-one.ru que la législation russe disposait déjà de mécanismes suffisants pour protéger les forêts uniques et leur biodiversité dans les réserves naturelles, les parcs nationaux et autres zones protégées. Selon ce fonctionnaire, les organisations non gouvernementales demandent l’interdiction des activités économiques sur près de 15 à 20 % de la superficie du pays, mais il estime qu’il n’existe aucune justification scientifique et économique, ni aucune évaluation d’impact de telles activités. Actuellement, les locataires bénéficient de parcelles dans le but de récolter du bois sur un MLT. Alexeï Iarochenko estime que sur l’ensemble du bois officiellement produit en Russie (220 millions de mètres cubes) environ un tiers est « couvert par des permis », mais qu’il est en réalité illégal.

Les failles dans la législation sont utilisées de différentes manières. Parfois, le bois est coupé pour être vendu en utilisant prétendument le droit des citoyens de récolter du bois pour leurs propres besoins (une fois tous les 25 ans, tout citoyen russe a le droit d’obtenir 150 mètres cubes de bois pour la construction d’une maison, bien que le chiffre varie selon la région) ; fréquemment des forêts saines sont abattues, la coupe étant présentée comme une prévention contre les insectes nuisibles et les maladies contagieuses. « Les coupes pour motif sanitaires sont fixées en fonction des résultats d’études. Si les arbres endommagés sont peu nombreux et que leur élimination ne perturberait pas la stabilité de la plantation, on procède à un abattage sélectif », explique Vladimir Zakharov, ingénieur en chef du département des relations avec les médias de la direction de Mosoblles (Forêts de la Région de Moscou). Cependant, selon Greenpeace Russie, cette méthode sert souvent de paravent à la coupe à usage commercial. En réalité, la quantité de bois abattu chaque année est supérieure de 70 à 80 millions de mètres cubes à ce qui est indiqué sur le papier, estime Alexeï Iarochenko. Mais le problème des « bûcherons au noir » qui volent tout simplement la forêt sans permis est exagéré, selon l’expert. Ils ne représentent qu’environ 3 % de l’ensemble de l’exploitation forestière (environ 7 millions de mètres cubes par an).

Manque de données

La FAO estime que la Russie possède environ un cinquième des forêts de la planète (815 millions d’hectares). En réalité nous savons peu de choses sur elles, et encore moins sur les MLT. Par exemple, en 2020, la Chambre des comptes de Russie a indiqué que les données actuelles (sur les espèces d’arbres, leur hauteur, leur âge, etc.) n’étaient disponibles que pour 15,6 % des forêts russes. Par conséquent, tant les locataires que les organes du pouvoir exécutif traitent les forêts à l’aveuglette. Et l’introduction des technologies numériques, des prises de vues aériennes, du balayage laser et de la télédétection, sans lesquels il est difficile d’imaginer une sylviculture durable, se fait très lentement, indique Alexandre Kostenko du WWF. Le premier cycle de l’inventaire forestier national a été achevé en 2021. Les résultats complets n’ont jamais été publiés et les écologistes ont critiqué les données provisoires pour leurs erreurs. L’agence fédérale de la forêt a déclaré à Plus-one.ru qu’elle publierait un rapport analytique de l’état des forêts russes sur son site web en 2022 et qu’en 2023 les documents de l’inventaire seraient intégrés au système d’information du complexe forestier fédéral de l’État. Le système sera lancé en 2023 et englobera le contrôle du commerce de bois depuis les sites d’exploitation jusqu’à la production. Viktoria Abramtchenko, vice-premier ministre, espère que cela contribuera à la lutte contre l’exploitation illégale des forêts.

Les forêts sauvages de Russie contribueront-elles à sauver le climat ?

Dans les négociations internationales sur le climat, les diplomates russes demandent que le rôle particulier des forêts de Russie dans la lutte contre le réchauffement climatique soit pris en compte. Mais ces forêts sont-elles vraiment uniques ? Selon Alexeï Iarochenko, il est impossible de calculer le potentiel d’absorption du CO2 des forêts russes en raison du manque de données. En outre, dans le cadre de l’Accord de Paris, ce ne sont pas les zones vertes d’un pays en tant que telles qui sont comptabilisées, mais les actions visant à augmenter leur capacité d’absorption, par exemple la plantation de forêts dans des zones où elles n’existaient pas auparavant, la réduction du nombre d’incendies de forêt ou la préservation des forêts sauvages. Ces dernières sont les plus importantes pour le climat dans la mesure où elles absorbent un cinquième des émissions anthropiques de CO2 dans le monde. En revanche, l’abattage des arbres anciens, qui sont des réservoirs naturels de carbone, entraîne la libération d’énormes quantités de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Mais surtout, les forêts primaires ne peuvent être remplacées par des plantations compensatoires, elles doivent être conservées intactes.

Comment préserver les forêts sauvages

L’écocertification volontaire est l’un des moyens les plus courants dans le monde pour inciter les entreprises à pratiquer des activités durables et à préserver les forêts intactes. Le système le plus connu de ce type est peut-être celui qui a été développé par le Forest Stewardship Council (FSC). Les auditeurs de cette organisation internationale sans but lucratif vérifient que l’origine du bois est légale et que les entreprises respectent les normes environnementales. L’une des normes du FSC est que les entreprises doivent préserver au moins 30 % de MLT sur les terres en location. Cependant, selon Nikolaï Chmatkov, le directeur du FSC pour la Russie, les entreprises constatent parfois qu’elles n’ont pas d’autre endroit où couper des arbres que dans les MLT qui constituent la majorité du terrain qu’elles louent. Pour cette raison, les exploitants forestiers peuvent choisir de ne pas être certifiés. « Les principaux moteurs de la certification en Russie sont des entreprises aux racines étrangères comme Ikea, Leroy Merlin, Tetra Pak. Elles suivent les normes adoptées au niveau international », indique Nikolaï Chmatkov. Actuellement 61,5 millions d’hectares de forêts sont certifiés en Russie, soit plus que partout ailleurs dans le monde. Les produits des entreprises vérifiées par le Forest Stewardship Council sont marqués du label FSC. Cette certification renforce la confiance des partenaires et des consommateurs mais la certification a ses points faibles. En juillet 2021, une enquête de l’organisation à but non lucratif Earthsight a révélé qu’Ikea approvisionnait le marché mondial en meubles pour enfants fabriqués à partir de bois récolté illégalement lors d’abattages sanitaires dans la région d’Irkoutsk. « Cette histoire [concernant Ikea] a confirmé les abus de l’abattage sanitaire. Maintenant, nous renforçons notre contrôle sur eux », assure Nikolaï Chmatkov. Alexeï Iarochenko propose d’abandonner complètement la certification du bois issu de coupes sanitaires afin d’exclure les fournitures de matières premières semi-légales produites sous couvert de lutte contre les parasites. Le directeur du FSC craint toutefois que si cela se fait, les entreprises ne fassent pas de coupes sanitaires là où elles sont nécessaires et que nous nous retrouvions face à « des maladies du scolyte typographe et du bombyx ». Nikolaï Chmatkov est d’avis qu’il est nécessaire de définir des zones dans la forêt où aucun abattage ne doit être effectué ou bien où il peut être effectué de manière sélective car préserver les vieux arbres secs, même en cas d’abattage massif est l’un des principes de la sylviculture durable.

« Ce concept est totalement absent chez nous. C’est simplement un mot à la mode », considère Vladimir Zakharov, qui travaille dans le secteur forestier depuis une trentaine d’années, dont sept en tant que garde forestier. Selon lui, le principal objectif de la sylviculture dans la région de Moscou est de maintenir un cadre de vie favorable. « Le plus souvent, on entend par là de l’air et de l’eau purs et, enfin, de bonnes activités récréatives », explique le spécialiste, qui rappelle que la forêt est aussi un habitat pour des espèces rares, la récolte des fruits rouges, des champignons et d’autres dons de la nature. Alexeï Iarochenko est convaincu que si on veut sauver les forêts sauvages pour les générations futures, nous devons produire du bois commercial dans des zones déjà développées, à proximité des routes et des entreprises de transformation. Greenpeace Russie propose que les terres agricoles abandonnées soient utilisées à cette fin. Les écologistes affirment que d’ici 20 à 40 ans, « on pourra y faire pousser plus de bois que celui qui est abattu et volé dans tout le pays ». Et cela signifie que les forêts sauvages seront laissées en paix.

Les écologistes se battent pour légaliser la culture forestière sur les terres agricoles abandonnées. Cette pratique est aujourd’hui considérée comme une mauvaise utilisation d’un terrain et son propriétaire peut se voir infliger une amende allant jusqu’à 700 000 roubles. Pour éviter les amendes, les propriétaires fonciers brûlent souvent la forêt sur leurs terrains. Lorsque les terres des anciennes fermes collectives et d’État ont été données en propriété, Margarita Davydova, une décoratrice de Moscou, a acheté environ 20 hectares de ces terres près du lac Onega et a quitté Moscou pour s’installer dans la région de Vologda. Aujourd’hui, Margarita a sa propre forêt qui pousse. Elle cherche des moyens d’utiliser les terres forestières envahies par la végétation pour avoir un revenu régulier. Entre-temps, elle organise des excursions pour touristes dans des « lieux de force » et travaille dans son propre atelier intitulé « Monde merveilleux ». Mais Margarita admet cependant vivre là-bas en vertu d’un « permis en l’air » : elle risque non seulement de se voir infliger une amende mais aussi de se faire retirer son terrain à cause de la forêt.

Natalia Markova