La forêt française a gagné près de 3 millions d’hectares en trente ans, et en occupe aujourd’hui 17 millions. Mais pour quoi faire ? Mal structurée, la « filière bois » française hésite entre deux modèles : l’hyper-productivité ou le recours aux Solutions fondées sur la nature pour contribuer à l’adaptation au dérèglement climatique… et assurer son propre avenir.
En trente ans, la forêt française a gagné l’équivalent de la superficie de la région Bretagne, soit 2,7 millions d’hectares. Elle occupe désormais 17 millions d’hectares (30 % du territoire métropolitain). Et sa progression se poursuit : 90 000 hectares par an, « soit neuf fois la superficie de Paris », rappelait l’Institut géographique national (IGN) dans l’édition 2020 de son inventaire forestier. Les trois quarts appartiennent à des propriétaires privés, le reste est géré par l’Office national des forêts, un établissement public de l’État : il s’agît des forêts « domaniales » (qui appartiennent à l’État) et des forêts communales.
Mais cette progression spectaculaire n’est pas le résultat d’une politique résolue, visant à faire de la forêt française un atout économique. Elle est principalement due à la déprise rurale : autrefois cultivés ou pâturés, de vastes espaces sont aujourd’hui laissés en friche, et la forêt remplace progressivement champs, prairies et alpages, qui sont délaissés au bénéfice d’un modèle agricole intensif concentré dans les territoires de plaine.
En France, la progression de la forêt est inversement proportionnelle à sa capacité à valoriser son potentiel économique. « Elle demeure partiellement exploitée ; seule la moitié de son accroissement annuel est récoltée. La filière est, depuis au moins deux décennies, en crise structurelle par un sous-investissement chronique et une compétitivité insuffisante », soulignait un rapport de la Cour des comptes de mai 2020 qui pointe un déficit commercial élevé : 7 milliards d’euros par an.
Et les menaces s’accumulent sur la forêt, principalement en raison du dérèglement climatique. Aux risques d’incendies de plus en plus fréquents, s’ajoutent la sècheresse ou les inondations, mais également des risques sanitaires (invasion d’insectes ravageurs tels que les scolytes, les chenilles processionnaires, etc.) engendrant des dépérissements sérieux dans de nombreux massifs. Pour lutter contre ces phénomènes, il est devenu urgent d’adapter la forêt aux évolutions du climat et de la rendre plus résiliente.
En décembre 2020, le ministre de l’agriculture (et de la forêt) Julien Denormandie a annoncé un investissement public de 200 millions d’euros pour accompagner la forêt vers plus de résilience et d’adaptation face au défi du changement climatique, promouvoir le bois en tant que ressource renouvelable et écologique, en particulier pour le stockage du carbone dans la construction, et structurer une filière bois « souveraine, locale, compétitive et durable ». « La forêt est au cœur des enjeux du changement climatique et de la transition écologique : investir aujourd’hui dans la forêt française, c’est agir pour le climat et pour le développement d’une économie verte et source d’emplois. C’est tout le sens de l’effort collectif, le plus ambitieux depuis l’après-guerre, que nous sommes en train de bâtir avec la filière forêt / bois et que nous mettons en œuvre. Le plan de relance vient nous donner les moyens d’agir et de mettre en œuvre cette ambition pour le renouvellement de nos forêts afin de les rendre plus résilientes et de développer l’ensemble de la filière, de l’amont à l’aval. » déclarait à cette occasion le ministre.
Mais les associations de protection de la nature ont regretté que ce plan ne s’engage pas résolument dans le sens d’une gestion écologique de la forêt, et laisse la porte ouverte à une exploitation industrielle qui serait, à terme, dommageable tant à la biodiversité forestière qu’aux enjeux climatiques. En clair, qu’il ne fasse pas de la gestion forestière, à l’échelle nationale, une solution fondée sur la nature pour contribuer à répondre au dérèglement climatique.
Les solutions fondées sur la nature pour le climat sont un ensemble d’actions mettant en avant les écosystèmes dans la lutte contre le changement climatique. Elles reposent sur trois principes : la protection, la meilleure gestion et la restauration des milieux naturels afin de limiter les émissions de gaz à effet de serre et de s’adapter aux conséquences des nouvelles conditions climatiques. Elles s’appliquent tant aux secteurs de l’agriculture, de la foresterie et de l’aménagement urbain, que de la restauration des milieux dégradés, comme les milieux humides. Contrairement aux technologies humaines et aux infrastructures grises, elles génèrent plusieurs cobénéfices pour la biodiversité et les populations humaines.
Chaque forêt est un puits de carbone en soi, c’est-à-dire qu’elle a un potentiel de captation et de stockage du carbone. Ne pas détruire ces milieux permet ainsi de conserver leurs fonctions et d’éviter le relargage du carbone dans l’atmosphère. Comme exemple de solutions fondées sur la nature dans ce domaine, on peut nommer le développement d’un réseau d’aires protégées ou encore la conservation de forêts anciennes et de tourbières.
Mais préserver des espaces naturels ne suffira pas. Il faut aussi garantir que ces espaces, quand ils s’agît de forêts, pourront eux-mêmes s’adapter aux conditions climatiques nouvelles. C’est dans cet esprit que les acteurs de la filière forestière (au premier rang desquels l’Office national des forêts) ont créé le réseau ClimEssences. Son objectif : comprendre les évolutions du climat à partir des différents scénarios de changement climatique et, à l’échelle d’une région forestière, décrire les exigences climatiques de plus d’une cinquantaine d’essences forestières afin d’explorer celles qui pourraient correspondre aux climats attendus dans une région forestière donnée, en fonction de différents scénarios climatiques. ClimEssences permet ainsi d’évaluer le risque potentiel pour une essence faisant aujourd’hui partie du paysage de se trouver mise en difficulté par l’évolution du climat, ou bien de rechercher quelles essences pourraient potentiellement être adaptées aux différents scénarios climatiques possibles.
Dans sa stratégie développée au service de l’avenir des forêts, l’ONF dispose de plusieurs leviers, pour les situations où les essences en place seraient mises en péril. « La première possibilité est d’utiliser des essences déjà présentes en France, en allant chercher des graines plus au sud, qui proviennent d’arbres déjà accoutumés à un climat plus chaud. La seconde possibilité est d’introduire de nouvelles essences dont l’origine provient d’autres pays, européens ou venant du monde entier », indique Alexandre Piboule, du département Recherche, développement et innovation de l’ONF.
L’ONF expérimente déjà la migration assistée des essences. Avec le projet Giono par exemple, certains chênes et des hêtres du sud de la France ont été implantés dans des forêts du nord, comme en forêt domaniale de Verdun avec plus de 7 000 arbres plantés. L’Office expérimente aussi l’introduction d’essences dites « exotiques », d’ores et déjà testées dans les forêts publiques sous la forme d’îlots d’avenir, sur des petites parcelles expérimentales de 0,5 à 5 hectares permettant de vérifier leur acclimatation. Il s’agit notamment du chêne faginé du Portugal, du Liquidambar, du Sequoia toujours vert et du Calocèdre venant d’Amérique…
Déployés dans un premier temps dans le Grand Est, via le projet FuturForEst et ses 75 îlots, et en Bourgogne-Franche-Comté, les îlots d’avenir se développent aujourd’hui aux quatre coins de la France en coopération avec les communes forestières et les acteurs des Régions : 16 îlots et 7 essences dans le cadre du projet de coopération METIS en Auvergne-Rhône-Alpes, 100 îlots à venir en région Nouvelle-Aquitaine dans le cadre de la feuille de route NeoTerra, 18 îlots et 13 nouvelles essences en Midi Méditerranée dans le cadre de MedForFutur… D’ici 2022, plusieurs centaines d’îlots d’avenir seront implantés dans l’hexagone .
Pour agir, les forestiers se fondent sur des travaux qui ont évalué les perspectives de survie des espèces en fonction d’un contexte donné. En théorie, elles pourraient s’adapter. En pratique, rien ne permet de l’affirmer. C’est pourquoi l’ONF mise non pas sur une solution unique, mais sur un panel de solutions.
Mais le climat n’est pas la seule menace qui pèse sur l’avenir de la forêt en France : « Actuellement, les populations de grands ongulés sont en excès dans nos forêts. Leur forte augmentation ces 20-30 dernières années a un impact très important sur le sous-étage forestier mais également sur la quantité, la qualité et la diversité du renouvellement. Sans équilibre forêt-gibier restauré, nous n’aurons pas de forêt mosaïque diversifiée. C’est une condition sine qua non à la mise en œuvre de notre stratégie », explique Edouard Jacomet, adjoint au directeur régional « Grand Est » de l’ONF. Selon le bilan patrimonial réalisé en 2015 par l’Office, plus d’un tiers des surfaces des forêts domaniales sont en situation de déséquilibre forêt-gibier à cause d’une surpopulation d’ongulés (cerfs, chevreuils, sangliers). Le danger pour les forêts est réel. Présents en trop grand nombre, ces animaux consomment en quantité importante les jeunes arbres, compromettent ainsi la croissance et le renouvellement des peuplements forestiers et appauvrissent la diversité des essences, notamment celles adaptées au changement climatique. S’ils prolifèrent, c’est principalement en raison de l’absence de prédateurs, tels que le lynx ou le loup, pour réguler leurs populations. Mais la présence du loup génère d’autres crispations, notamment avec les éleveurs ovins, en raison des attaques sur les troupeaux… « Le futur visage de la forêt publique dans le Grand Est va dépendre de trois facteurs : les évolutions climatiques et les facteurs biotiques (influence des êtres vivants sur l’écosystème) sur lesquels nous n’avons pas beaucoup de prise, les actions du forestier pour adapter le renouvellement de la forêt aux nouvelles contraintes du climat, et enfin notre capacité à restaurer l’équilibre forêt-gibier », résume Edouard Jacomet.