Discorde autour d’un lac austro-hongrois en train de s’assécher

Alfred Stier de Pixabay

1978
Alfred Stier de Pixabay
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Sur le pittoresque lac de Neusiedl, niché entre l’Autriche et la Hongrie, le niveau de l’eau est si bas que des véliplanchistes s’enlisent dans la boue.

Inscrit au patrimoine de l’Unesco, ce bassin aux sols salins pourrait s’assécher totalement en raison du changement climatique, avertissent des experts.   Et l’idée controversée de l’alimenter via un bras du Danube fait son chemin.  « On ne peut plus naviguer, simplement pagayer, c’est un gros problème », déplore Tobias Monte, co-organisateur d’une journée de mobilisation début juin.

Faune menacée

« Notre lac ne doit pas mourir »: plus d’une centaine de personnes ont ramé sous un soleil de plomb pour sauver cet écrin sur les rivages duquel s’épanouissent les oies grises et les échasses.  L’écosystème pâtit des dérèglements météorologiques, avec des canicules plus nombreuses et une pluie qui tombe désormais davantage en été, quand l’eau s’évapore plus vite, explique Christian Sailer, responsable régional chargé du dossier.   Déjà les marais salants de la région se font rares : sur la centaine qui émaillaient la zone, environ 60 sont « irrémédiablement perdus », déplore Johannes Ehrenfeldner, chef du parc national.  Avec des conséquences inévitables pour les 350 espèces d’oiseaux recensées aux abords de ce lac de steppe, le plus occidental de la zone eurasiatique.  « Les yeux grands ouverts, nous courons à notre propre perte », s’alarme-t-il, ses jumelles rivées sur une avocette, oiseau noir et blanc des marécages.

Un canal de la discorde

Pour éviter la catastrophe, les autorités ont imaginé une solution : côté hongrois, un canal doit être creusé à partir d’un affluent du Danube, avec un projet d’extension jusqu’en Autriche, pour irriguer les terres avoisinantes, voire alimenter le lac lui-même.  « Les permis ont été accordés et les terrains nécessaires achetés par l’Etat mais à ma connaissance, le projet est actuellement à l’arrêt », détaille une source au sein de la municipalité concernée de Janossomorja.   Elle évoque les difficultés économiques du pays depuis la guerre en Ukraine et le blocage des fonds européens lié au non respect de l’Etat de droit.   L’idée en tout cas hérisse les défenseurs de l’environnement, qui mettent en garde contre toute interférence « dans le cycle naturel », selon Bernard Kohler, chargé du programme biodiversité au sein de WWF Autriche.   Le lac de Neusiedl, peu profond, s’assèche naturellement environ une fois par siècle avant de se remplir de nouveau grâce à l’eau de pluie.  Pendant tout ce processus, les algues, le plancton et la boue, exposés à l’air, se décomposent et sont emportés par le vent.  L’apport d’eaux extérieures diluerait les niveaux salins et causerait des dégâts irréparables à l’écosystème, souligne M. Kohler.  Si lui aussi s’inquiète de l’impact du changement climatique, il voit dans ce projet un remède pire que le mal. Même si le lac s’assèche, « il se reformera. Nous devons juste apprendre à vivre avec ».

Apocalypse

« Cette idée de canal est inacceptable », s’emporte aussi Katalin Rodics, de Greenpeace Hongrie.   « Puiser de l’eau dans un Danube qui en manque, (…) et puis la verser dans un lac à la composition chimique totalement différente »: une aberration aux yeux de cette militante, préoccupée en outre par « la corruption » entourant l’opération.   Les écologistes dénoncent en effet l’attribution du contrat de construction à une compagnie appartenant au magnat Lorinc Meszaros, ami d’enfance du dirigeant souverainiste Viktor Orban.   Qui est chargé parallèlement d’un vaste projet immobilier de 45 milliards de forints (110 millions d’euros) – hôtel et appartements de luxe, complexe de sport, marina… – sur les rives du même lac, appelé Fertö en Hongrie.  Pour les riverains et acteurs locaux qui vivent du tourisme, « laisser le lac et la région disparaître n’est pas une option », répond, face aux critiques, le conseiller régional autrichien Heinrich Dorner.  Lors du dernier épisode d’assèchement remontant aux années 1860, les historiens décrivaient un paysage apocalyptique, l’hécatombe des poissons, des nuages de poussière ruinant les récoltes.   La « malédiction » s’est finalement rompue et l’eau est miraculeusement revenue.  Mais c’était une autre époque, « la zone n’a plus rien à voir », avertit M. Sailer, convaincu qu’il faut « préserver » le lac, coûte que coûte.