Comment l’homme a rebattu les cartes du monde des poissons d’eau douce 

Bishnu Sarangi de Pixabay

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Bishnu Sarangi de Pixabay
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Durant des millions d’années, les poissons d’eau douce évoluaient de manière isolée dans leurs continents respectifs. Jusqu’à ce que le déplacement massif des espèces par les sociétés humaines rebattent les cartes, créant une seule et grande région intercontinentale, selon une étude parue la semaine dernière.

Ce changement brutal des règles du jeu, orchestré depuis le milieu du XXe siècle, constitue selon ces travaux une preuve supplémentaire du passage à l’Anthropocène, une nouvelle époque géologique caractérisée par l’impact des activités humaines sur la Terre, que les scientifiques tentent de faire reconnaître officiellement.  Jusque-là, la biodiversité terrestre a évolué dans des aires géographiques séparées par les barrières naturelles: mers, montagnes, climat…  En particulier, les poissons d’eau douce, ne pouvant se disperser par les océans, sont restés confinés dans leur milieu aquatique (rivières, lacs…) pendant des dizaines de millions d’années, et chaque continent avait sa faune unique.  Les choses ont commencé à bouger au XIXe siècle avec les premiers échanges d’espèces entre l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Australie. Elles se sont accélérées au milieu du XXe siècle « quand on s’est mis à en introduire depuis partout et vers partout », explique à l’AFP Boris Leroy, biogéographe au Muséum national d’histoire naturelle (MNHM) et auteur principal de l’étude publiée dans Science Advances.  A des fins sanitaires, comme l’introduction des gambusies d’Amérique du Nord dans les rivières pour lutter contre les moustiques. Ou économiques, pour développer l’aquaculture, avec le tilapia d’Afrique et la carpe argentée, respectivement originaire d’Afrique et d’Asie, qui figurent parmi les poissons d’élevage les plus consommés au monde.  Autre vecteur d’introduction: le commerce ornemental des aquariums qui a répandu les populations de poissons rouges et guppys à travers le globe.  Au total, 453 espèces ont été déplacées de leurs régions naturelles, relève l’étude. Et parmi elles, certaines sont devenues invasives, avec des conséquences désastreuses pour les espèces natives et la propagation de maladies. C’est notamment le cas des 12 qui ont été « super répandues » à travers le monde.

Comme au temps de la Pangée

Les chercheurs se sont appuyés sur une base de données recensant plus de 11.000 espèces réparties dans plus de 3.000 bassins versants. Un outil récent fondé sur la compilation de milliers d’études, qui permet de voir, dans chaque zone du monde, si l’espèce est native ou a été introduite.  Son équipe a ainsi pu comparer les régions naturelles par rapport aux régions modifiées par les activités humaines, à l’aide d’un algorithme de « biorégionalisation ».  Résultat: « quatre des six régions biogéographiques naturelles que sont l’Amérique du Nord, l’Europe, l’Asie et l’Océanie ont fusionné en une seule grande région qui présente désormais une composition commune d’espèces », développe le MNHM.  Cette nouvelle géographie des poissons reflète les échanges commerciaux entre les continents, précise le Dr Leroy.  « Ce qui est fou, c’est qu’on est en train de recréer artificiellement les mêmes conditions de répartition des espèces que celles du super-continent de la Pangée », commente le chercheur.  Les poissons pouvaient se disperser au sein de cette unique masse continentale. Depuis son éclatement il y a environ 200 millions d’années, « la biodiversité avait évolué de manière isolée, jusqu’à l’arrivée de l’homme qui a bouleversé les règles du jeu ».  L’étude apporte selon le biologiste une « démonstration cartographique » de l’Anthropocène, « l’époque où l’homme est devenu une force de changement planétaire supérieure aux forces géologiques naturelles ».  Débattue au sein de la communauté scientifique, cette nouvelle époque marquerait la sortie, au milieu du XXe siècle, de l’ère de l’Holocène (débutée il y a 12.000 ans).  C’est précisément à partir de 1947 que les échanges internationaux de poissons d’eau douce ont explosé de manière exponentielle, pointe l’étude. « On ne voit aujourd’hui pas de ralentissement des introductions, on assiste même à une accélération », s’inquiète le Dr Leroy.  Désormais implantées dans leur milieu naturel, les espèces introduites « vont non seulement produire des fossiles communs entre les différentes régions du monde, mais aussi créer de nouvelles lignées qui altèrent la trajectoire évolutive de la biodoversité », anticipe-t-il.   Elles seront le témoin, pour les générations futures, du passage à l’Anthropocène.