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Trois questions à Aili Kang, Directrice de programme à la Wildlife Conservation Society (WCS) China.

ANES : comment s’explique l’utilisation importante de parties d’animaux dans la médecine traditionnelle chinoise (MTC) ?

Aili Kang : la MTC est une pratique traditionnelle et culturelle, elle se conjugue avec la passion de manger (la nourriture, c’est l’or en Chine) : ensemble elles sont devenues une « thérapie alimentaire », une sorte de médecine préventive qui, si elle fonctionne, permettra de ne pas avoir à utiliser de médicaments curatifs. Or utiliser des animaux comme composés de cette thérapie alimentaire est un autre aspect de cette passion. Notre peuple respecte vraiment cette pratique ancrée dans notre histoire, donc même s’il était d’accord sur le fait que ces espèces n’ont aucune propriété médicinale, il lui serait très difficile de dire « non » au concept d’utilisation des animaux dans la MTC. C’est un débat au moins autant culturel que scientifique, un débat sur les croyances des gens. Autre problème : les Chinois font confiance aux recommandations de leurs « mentors » ou de personnes du même âge. Mes parents écoutent leurs amis, pas moi, alors que j’ai un diplôme de biologie ! Quant au livre officiel sur la MTC, les gens lui préfèrent les réseaux sociaux. Et cela fonctionne de manière à ce que les gens se connectent avec des gens qui ont la même opinion. J’ai étudié l’utilisation de Facebook par ma belle-mère : elle se concentre sur ce qu’elle aime écouter, sur les gens qui partagent ses idées, mais pas sur ceux qui pensent différemment. Cela crée donc un biais important dans l’édification de certaines croyances.

ANES : n’est-il pas paradoxal qu’une médecine supposément traditionnelle semble découvrir régulièrement de nouveaux produits à base d’animaux, qui posséderaient d’incroyables vertus thérapeutiques ?

Aili Kang : c’est vrai, de nombreux nouveaux produits sont apparus ces dernières années, alors qu’aucun d’entre eux n’avait été enregistré dans la MTC officielle, telles que les branchies Manta. On peut imaginer qu’un jour, un recéleur a pensé : « je peux avoir beaucoup de branchies de raies, il faut trouver un moyen de promouvoir son utilisation auprès des Chinois avides d’animaux » ! Il y a donc une confusion entre le commerce traditionnel et le commerce des traditions. J’en suis triste, car je respecte la MTC dans notre histoire, sa valeur culturelle en tant qu’approche différente de la médecine occidentale. Mais aujourd’hui, certains l’interprètent de façon erronée et en font une justification pour le commerce illégal d’espèces. En résumé, cela revient à dire que ce n’est pas tant la demande qui structure l’offre, mais le marché qui façonne les habitudes. Des commerçants, certains praticiens de la MTC dans des cliniques privées, et plusieurs entreprises liées aux syndicats du crime développent ces nouveaux produits de la MTC et créent des marchés en les promouvant, notamment dans les médias sociaux, à travers des influenceurs dont les autres veulent suivre l’exemple. Ensuite, l’utilisation circule de consommateur en consommateurs et devient quelque chose de « traditionnel ». Chaque utilisateur devient un promoteur. Et parfois même des non-utilisateurs : ma belle-mère (toujours elle !) ne consomme pas ces produits, mais elle les promeut quand même, car elle se sent partie intégrante de ce patrimoine culturel. Il s’agit donc de créer un marché de pratiques et de croyances culturelles qui perdurent dans le temps !

ANES : suite à la pandémie, la Chine avait annoncé que les écailles de pangolins seraient retirées de la MTC, mais un rapport de l’Agence d’Investigation Environnementale vient de montrer qu’elles sont toujours largement utilisées comme composés de médicaments…

Aili Kang : tant que la loi chinoise fera exception à l’interdiction de consommer des animaux sauvages en autorisant l’utilisation dans le cadre de la « thérapie alimentaire », le problème des écailles de pangolin persistera. C’est d’autant plus dommageable que les espèces rares et menacées, comme le pangolin, ne sont pas accessibles à tous, elles coûtent très cher. Il faut par ailleurs beaucoup de permis pour vendre des écailles, ce qui augmente encore le coût. Ce n’est donc pas une bonne approche que de promouvoir ces produits car ils créent des inégalités sociales : même si ces animaux avaient une valeur médicinale, cela ne profiterait pas à tout le monde, seulement aux riches. Le gouvernement chinois a d’ailleurs essayé de jouer sur ce point particulier : en septembre dernier, il a annoncé une politique centrée sur l’assurance-maladie publique : les médicaments fabriqués à partir d’espèces menacées comme le pangolin ne seront plus couverts, car ils coûtent trop cher !

Propos recueillis
par Jean-Baptiste Pouchain