⏱ Lecture 6 mn.

Trois questions à Philippe Ledenvic, Président de l’Autorité environnementale

ANES : l’Autorité environnementale fête ses 10 ans, elle a été instituée par un décret de 2009 pris en application des directives européennes sur les études d’impact et l’évaluation environnementale. Cela concerne les projets d’infrastructures d’une part, et des plans et programmes d’aménagement d’autre part. Quel bilan dressez-vous de cette décennie d’exercice ?

Philippe Ledenvic : en dix ans, l’Autorité environnementale (Ae) nationale a rendu plus d’une centaine d’avis par an, soit au total environ un millier d’avis. Tous ces avis ont été rendus collégialement et sur la base d’un consensus de tous les membres présents à chaque session, à partir d’appréciations initiales qui pouvaient être divergentes. Notre première satisfaction, c’est d’avoir créé une procédure qui fabrique de la collégialité.

Le deuxième point, qui est une conséquence du premier, c’est que de cette façon l’Autorité environnementale a acquis son indépendance, une indépendance qui est maintenant unanimement reconnue. Tout le monde admet aujourd’hui qu’il n’existe aucun doute sur l’indépendance de l’Autorité environnementale, ni sur sa capacité à dire des choses fortes qui peuvent plaire ou déplaire, mais de façon consensuelle.

Nous nous sommes aussi attachés à la prévisibilité de nos avis. Nous n’utilisons pas le terme de doctrine, puisque nous ne fabriquons pas du droit, nous nous contentons de l’interpréter. Mais après le temps du démarrage et les premières années de fonctionnement, pendant lesquelles l’Autorité environnementale a dû se forger ses premières interprétations, nous avons commencé à les consolider dans des notes en nous appuyant sur ce que nous avions dit dans nos avis antérieurs. A ce jour, nous avons produit six notes sur le bruit des infrastructures, sur Natura 2000, sur les évaluations socio-économiques, ou sur certains types de projets thématiques : les remembrements, – qu’on appelle désormais les  « aménagements fonciers agricoles et forestiers »-, les grands projets stratégiques des grands ports maritimes, et très récemment les infrastructures de transport routier.

[ihc-hide-content ihc_mb_type= »show » ihc_mb_who= »1,2,3,4,5″ ihc_mb_template= »1″ ]
En 2016, ont été créées les missions régionales d’autorité environnementale sur le même modèle, et entre 2016 et 2019 nous avons réussi, je crois, à faire fonctionner un ensemble d’autorités environnementales qui partagent la même vision de notre indépendance et de la façon d’exercer notre mission.

Membres passés et présents de l’Autorité environnementale

Depuis cette date, nous nous sommes réunis trois fois annuellement, tous les membres de l’Autorité environnementale et des missions régionales, et nous avons élaboré chaque année des synthèses annuelles de nos avis et de nos décisions. C’est au travers de ces synthèses que nous partageons une sorte de patrimoine commun d’interprétations et de méthodes de travail. Et je peux vous dire que nous avons déjà beaucoup rapproché nos pratiques, En particulier, sur la consommation d’espace dans les documents d’urbanisme : c’est un sujet absolument crucial sur lequel, dans la synthèse 2017 publiée en 2018, nous avons indiqué en quatre pages comment il faut traiter cette question. Et nous avons aussi expliqué comment elle est traitée -et malheureusement, encore mal traitée- dans un grand nombre de documents. Ces quatre cents pages sont désormais des éléments de référence tout à fait précieux pour tous les gens qui instruisent des dossiers de ce type.

ANES : Les porteurs de projet et les autorités décisionnaires ont parfois tendance à court-circuiter l’avis de l’Autorité environnementale. On a pu le voir de façon éclatante pour le Grand contournement ouest (GCO) de Strasbourg. Ce doit être un peu décourageant…

Philippe Ledenvic : en effet, nous avons parfois la surprise, le contournement ouest de Strasbourg en est un exemple, de constater qu’un certain nombre de décisions irréversibles concernant des projets sont prises avant l’enquête publique et même avant que nous ayons rendu un avis, ce qui relativise l’intérêt et le poids qu’on accorde à l’expression démocratique sur ce type de projet. Il s’agit le plus souvent de projets qui sont contraints par un ensemble de décisions des acteurs politiques, qui considèrent que tel ou tel projet est absolument indispensable, nécessaire, et pour lesquels le maître d’ouvrage a peu de marge de manœuvre. Ou alors, de projets contraints par un calendrier qui ne permet pas toujours que la démocratie s’exerce avec le temps nécessaire pour prendre en contre l’ensemble des différents avis.

Néanmoins dans une proportion importante de dossiers, les deux tiers ou les trois quarts d’entre eux, les maîtres d’ouvrage sont très attentifs à ce que nous pouvons indiquer dans l’avis. Nous avons fait des enquêtes par le passé, qui ont démontré que nos avis sont assez systématiquement et sérieusement repris dans les dossiers et produisent des inflexions voire des modifications limitées ou profondes à certains projets. Il faut bien comprendre cependant que nos avis ne sont ni favorables ni défavorables aux projets : nous le rappelons systématiquement dans chaque avis, en page 2 ! Le rôle de l’Autorité environnementale est de participer à un processus d’amélioration continu, permettant d’intégrer l’environnement dans la conception du projet. Et donc cet avis s’adresse essentiellement à trois publics : le maître d’ouvrage, le grand public, et l’autorité décisionnaire. Et nous avons vu depuis la création de l’Autorité environnementale que l’écoute et l’attention que porte chacun de ces publics peut être variable selon les projets. Nous y sommes désormais habitués…

Nos avis s’adressent en premier lieu au maître d’ouvrage, car nous nous inscrivons toujours dans une démarche qui vise à lui proposer ou à lui recommander d’apporter des améliorations sur son projet ou sur son dossier, parce que nous pensons que l’expertise que nous apportons peut contribuer à les améliorer.

Le deuxième destinataire important, c’est le grand public. Évidemment, il est difficile  de formuler un avis qui soit compréhensible, parce que nous considérons aussi et surtout que cet avis doit servir au débat démocratique et à ce qu’on appelle la démocratie environnementale. Il s’agit de permettre au public de comprendre ce qui lui est proposé et, s’il le souhaite, de pouvoir participer au débat démocratique notamment au moment des enquêtes publiques.

Notre troisième « client », c’est l’autorité qui à la fin décide, qui accorde l’autorisation, ce qui signifie que théoriquement cette décision intervient à la toute fin du processus, une fois d’une part que l’Autorité environnementale s’est exprimée, et surtout que l’échange démocratique a pu s’exercer.

Une fois que notre avis est rendu –et certains de ces avis peuvent être très critiques – il revient naturellement à chacun de prendre ses responsabilités et ses risques. L’Ae n’est ni comptable ni juge de ce qui se passe ensuite. Elle n’a pas les éléments d’appréciation, et c’est le Conseil d’État qui reste à la fin le seul juge de l’ensemble de la procédure, que ce soit sur la forme ou sur le fond. Ce qu’on constate, c’est que sur un certain nombre de projets, et naturellement les projets plus complexes, le Conseil d’État est de plus en plus souvent sollicité en s’appropriant nos recommandations.

ANES : comment voyez-vous l’avenir de l’Autorité environnementale ? La présidente de la Commission nationale du débat public (CNDP), Chantal Jouanno, propose la fusion des deux institutions. Mais exercent-elles vraiment le même métier ?

Philippe Ledenvic : non seulement ce ne sont pas les mêmes métiers, mais ce sont potentiellement des métiers contradictoires. Je ne saurais dire a priori si ces métiers sont incompatibles mais en effet, rassembler dans une même structure le garant de la concertation – qui ne doit pas prendre parti dans le débat puisque sa crédibilité de garant est liée au fait qu’il n’intervient pas sur le fond – et l’Autorité environnementale -que je qualifie souvent d’expert environnemental indépendant et qui doit exprimer un avis critique sur le projet – pose quelques questions. Il est important pour le public qu’il n’y ait aucun doute sur le fait que cet avis est émis de façon totalement libre et sans interférence. Et pour l’instant nous avons de la peine à imaginer que ces deux fonctions puissent être exercées au sein d’une même structure.

Il faut peut-être explorer pour voir à quelles conditions ce serait possible, mais je crains que cela n’introduise plus de confusion au sein d’un dispositif d’ensemble déjà complexe. Consolider le socle des autorités environnementales pour que personne ne doute de leur rôle et de leur indépendance, c’est vraiment pour nous l’objectif majeur  de toute réflexion.

Ceci posé, l’Autorité environnementale est une structure jeune, elle n’a certainement pas la prétention de considérer qu’elle a une vision centrale sur un modèle d’organisation et de fonctionnement de ce qu’on appelle la démocratie environnementale. Notre vécu, depuis 10 ans, a démontré qu’il ne faut pas se tromper de combat : tout d’abord, il y a un point récurrent, c’est le besoin absolu d’indépendance. Je crois que ces dernières années et ces derniers mois ont démontré à quel point, sur des grands projets ou des petits projets, il faut absolument qu’un expert environnemental, que je qualifierai de « désintéressé », puisse s’exprimer librement sur la qualité des dossiers qui sont présentés. Et j’insiste sur les termes « indépendant », «  librement », et « désintéressé ». Toute la question est donc de savoir comment cette indépendance peut être assurée.

Depuis sa création, l’Autorité environnementale a bénéficié des moyens dont elle a besoin, et à aucun moment son organisation n’a été mise en cause. C’est ce qui lui permet de faire correctement son travail. Il faut désormais, dans un contexte budgétaire que tout le monde connaît, garantir que les Missions régionales d’autorité environnementale disposeront des moyens dont elles ont besoin pour faire leur travail : il faut des gens compétents en environnement pour réaliser ce travail d’évaluation environnementale. Il faudra peut-être aller vers une structure unique qui rassemble l’Autorité environnementale et les missions régionales. Ça peut être une autorité administrative indépendante mais on peut poursuivre avec le même système et le même dispositif que celui que nous avons mis en place en 2016.

Autre point essentiel à mes yeux : la participation de membres associés, c’est-à-dire de personnalités expertes qui démontrent vis-à-vis de l’extérieur que les gens qui s’expriment librement en rendant ses avis ne sont pas seulement des fonctionnaires ou des techniciens qui potentiellement pourraient recevoir des instructions, mais que ce sont bien des gens qui ont une compétence sur le sujet. Et qui du coup, quand ils signent un avis, le font en toute liberté.[/ihc-hide-content]

Propos recueillis
par Jean-Jacques Fresko