« Coup de chaud » et justice pour le renne

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Changement climatique et développement industriel menacent l’habitat du renne en Norvège et au Canada. Populations locales et associations s’insurgent.

Les températures hivernales pourraient grimper de 7°C au cours du siècle en Laponie norvégienne. Une bonne nouvelle pour ces contrées glaciales? En tout cas pas pour les rennes (également appelés « caribous » en Amérique du Nord) et les populations autochtones vivant de leur élevage. Le vaste plateau montagneux du Finnmark, comté le plus septentrional de Norvège, connaît un -relatif- coup de chaud qui bouleverse les habitudes multiséculaires des Samis (Lapons) et de leurs cheptels. « Le réchauffement, on le ressent déjà ici, témoigne Per Gaup, un sexagénaire rencontré dans la toundra. Je vois bien qu’on perd plus de bêtes du fait du changement climatique. » Ici, le climat continental avec ses hivers froids et secs est en train de céder la place à un climat côtier, synonyme de températures plus douces et de davantage de précipitations. Un tel glissement altère les conditions de pâturage des quelque 146 000 rennes semi-domestiques de la région qui se nourrissent de lichen et de mousse sous la neige. « Quand il y a plus de neige et que le sol devient dur, des animaux meurent parce qu’il y a moins à manger, surtout les plus petits qui sont en bas de la hiérarchie », explique Per Gaup.

Dans un dialecte sami, pas moins de 318 mots différents ont été recensés pour décrire l’état de la neige. L’un d’eux, « seanas », désigne une neige granuleuse, idéale pour les rennes qui n’ont aucune peine à la creuser avec leurs larges sabots. Mais cela suppose qu’il fasse très froid. Or le mercure ne tombe plus que rarement et brièvement à -40°C dans le bourg de Kautokeino, haut lieu de l’élevage, alors que c’était auparavant la norme pendant des semaines entières. Un simple avant-goût de ce qui est à venir. Car à cause du retrait de la neige et de la glace et d’un air plus humide, le mercure devrait monter de 7 à 8°C en hiver au Finnmark au cours de ce siècle, indique Rasmus Benestad, chercheur à l’Institut météorologique norvégien. Plus fréquentes, les alternances de gel et de redoux, de neige et de pluie, peuvent former au sol une couche de glace impénétrable pour les cervidés affamés. Cela peut envenimer les conflits entre éleveurs autour des zones de pâture ou les obliger à compléter l’alimentation avec du fourrage, une opération onéreuse et lourde sous ces latitudes.

Le chamboulement des saisons complique aussi les longues transhumances entre pâturages d’été sur la côte et pâturages d’hiver sur les hauteurs du Finnmark. A cause d’automnes plus longs, la glace, moins solide et plus imprévisible, peut céder lors du franchissement des cours d’eau, emportant bêtes et même, parfois, bergers. « Ça devient de pire en pire, s’alarme un autre propriétaire de troupeau. L’an dernier, j’ai perdu une douzaine de rennes qui sont passés à travers la glace. Ils sont morts, je n’ai pas réussi à les dégager », dit-il, dépité. En novembre 2009, ce sont près de 300 animaux d’un même cheptel qui se sont noyés dans un fleuve en Suède voisine en tentant de franchir la glace, qui s’est brisée.

« Les rennes vivent avec les variations climatiques depuis toujours et ont appris à s’adapter à la nature, souligne cependant Anders Oskal, directeur du Centre international pour l’élevage de rennes. Notre principal motif de préoccupation, c’est que l’Arctique devient de plus en plus accessible à mesure qu’il se réchauffe, ce qui entraîne une explosion d’activités humaines »,  précise-t-il. Prospection et exploitation minières, routes, éoliennes, chalets de vacances entrent en concurrence avec les pratiques ancestrales des Samis en réduisant et en mitant les pâturages. « Le renne a beau être un animal semi-domestique, il essaiera toujours de rester à l’écart de tout ce qu’il considère comme lié à l’homme –en particulier les femelles et les faons », fait valoir Anders Oskal.

Mathis Andreas, un éleveur de 47 ans, s’inquiète de projets d’extension minière évoqués dans la région qui pourraient menacer ses pâturages. « On ne peut pas accueillir à bras ouverts des personnes qui viennent détruire notre gagne-pain, notre style de vie, nos terres traditionnelles, affirme-t-il. Personne d’autre que nous n’a jamais vécu ici et une société débarquerait du jour au lendemain et accaparerait ce qui nous appartient de génération en génération depuis des centaines, sinon des milliers d’années ? »

Sous la même latitude, de l’autre côté de l’Océan Atlantique, on s’inquiète également du devenir du caribou, le « renne américain ». Une organisation canadienne de défense des espaces sauvages a engagé une action en justice contre le ministère fédéral de l’Environnement pour le contraindre à protéger le territoire du caribou forestier, une espèce menacée. La Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP) demande à la justice d’obliger la ministre de l’Environnement Catherine McKenna à se conformer à la loi sur les espèces en péril et qu’elle fasse régulièrement état des progrès accomplis dans la protection de l’habitat critique de l’espèce. Symbole de la vaste forêt boréale, le caribou forestier se trouve dans neuf provinces et territoires mais son habitat tout comme sa population n’ont cessé de fondre au fil des ans. En 2002, cet animal a été inscrit sur la liste des espèces en voie de disparition.

En 2012, le gouvernement avait assuré que « l’habitat essentiel » du caribou forestier devait être préservé sans toutefois identifier les zones protégées dans un délai de 180 jours comme le prévoyait la loi, selon la SNAP. « La ministre a également le devoir de faire état des mesures déployées pour assurer la protection de l’habitat essentiel » tous les six mois, a indiqué Frédéric Paquin, avocat de l’organisation. L’essentiel de l’habitat de cette espèce, qui figure sur la pièce canadienne de 25 cents, se trouve sur des terres n’appartenant pas au gouvernement fédéral. « Une proportion trop élevée de l’habitat essentiel demeure accessible au développement industriel » et la forêt boréale est de plus en plus fragmentée, ce qui est à l’origine du déclin des hordes, a expliqué Eric Hébert-Daly, directeur général de la SNAP. « Le processus de protection doit s’enclencher. Voilà l’objectif de ces poursuites », a résumé Alain Branchaud, responsable de la SNAP au Québec.

Sans commenter directement la plainte, le ministère de l’Environnement a souligné que Mme McKenna avait récemment rencontré ses homologues des provinces et des territoires pour discuter des efforts en vue de protéger « et de rétablir les populations d’espèces en péril, comme le caribou ».