Après la réunion de l’IPBES : sauver la nature pour nous sauver nous-mêmes (7 min)

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Alouette des champs
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Un million d’espèces menacées d’extinction, des écosystèmes en lambeaux: la nature qui permet à l’humanité de vivre est condamnée à poursuivre son déclin si les hommes n’arrêtent pas de penser à la richesse du monde uniquement en termes de PIB.

Les experts de l’ONU sur la biodiversité ont dévoilé lundi 6 mai une évaluation mondiale sans précédent des écosystèmes, qui devrait démontrer le besoin urgent d’un plan pour sauver la nature, poussée à la destruction par les hommes qu’elle fait vivre. Après une semaine de négociations à Paris, les 132 états membres de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) ont adopté samedi la synthèse politique d’un rapport de 1.800 pages sur lequel ont travaillé 450 experts pendant trois ans. Dans son rapport, le groupe d’experts de l’ONU peint un tableau sombre de l’avenir de l’être humain, qui dépend de la nature pour boire, respirer, manger, se chauffer ou se soigner. « Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier », décrit Robert Watson, président sortant de l’IPBES. Déforestation, agriculture intensive, surpêche, urbanisation galopante, mines: 75% des terres et 66% des océans ont été gravement modifiés par les activités humaines. Plus d’un tiers des terres et trois-quarts des ressources en eau sont utilisés pour la production agricole et l’élevage, et l’agriculture continue de s’étendre, surtout aux dépens des forêts tropicales. La dégradation des sols a réduit la productivité agricole sur 23% de la surface terrestre. Et la chute des populations d’insectes pollinisateurs met en danger les cultures, un risque que les experts évaluent entre 235 et 577 milliards de dollars par an. La couverture forestière représente aujourd’hui 68% de ce qu’elle était à l’ère pré-industrielle, et elle a baissé de 290 millions d’hectares (6%) entre 1990 et 2015. Les zones urbanisées ont doublé depuis 1992, et 25 millions de kilomètres de routes devraient être construits d’ici 2050. Côté pollution, 300 à 400 millions de tonnes de métaux lourds, de solvants, de boues toxiques et autres déchets sont rejetés dans les eaux chaque année et 80% des eaux usées de la planète sont déversées dans l’environnement sans traitement. Les océans ne se portent pas vraiment mieux: la pollution aux plastiques a été multipliée par dix depuis 1980 et les engrais ont causé 400 « zones mortes » (au taux d’oxygène très faible) d’une surface combinée équivalente au Royaume-Uni. La pêche industrielle couvre au moins 55% des mers, tandis qu’un tiers des stocks de poissons sont surexpploités et 60% exploités à leur maximum. Résultat: environ un million d’espèces animales et végétales sur les quelque 8 millions estimées sur Terre sont menacées d’extinction, dont « beaucoup dans les prochaines décennies ». Cela concerne plus de 40% des amphibiens et un tiers des récifs coralliens, des requins et des mammifères marins. Les estimations sont moins certaines pour les insectes, dont environ 10% des 5,5 millions d’espèces seraient
menacés. Et certains écosytèmes pourraient « basculer » vers un point de non retour « très bientôt », note Paul Leadley, un des auteurs, évoquant en particulier un risque majeur pour les barrières de corail « d’ici 10 ans ».

Un constat en accord avec ce que de nombreux scientifiques décrivent depuis des années: le début de la 6è « extinction de masse », non mentionnée dans le rapport, et la première dont l’Homme est responsable. Mais aussi la première qu’il pourrait stopper. « Le patient subit de très nombreux symptômes, on pourrait même parler de mort à petit feu. Il est capital de se souvenir que ce n’est pas un diagnostic incurable, mais le traitement doit commencer tout de suite », résume Andrew Purvis, un des auteurs du rapport. « Il n’est pas trop tard pour agir » si nous mettons en place un « changement transformateur » de notre société pour ralentir les « moteurs » de la perte de biodiversité qui menace l’Homme au moins autant que le changement climatique, estime également Robert Watson. Mais « les gouvernements doivent penser au-delà du PIB comme mesure de la richesse et incorporer d’autres formes de capital », naturel, social, humain, insiste-t-il, au risque de provoquer la résistance de ceux qui ont « intérêt au statu quo » dans les secteurs énergétique ou agricole. Le rapport évoque d’ailleurs d’autres outils à disposition des gouvernements, comme une réforme de la fiscalité et la fin des aides publiques « perverses ». Les cinq principaux coupables sont clairement identifiés dans le texte sur lequel ont travaillé 450 experts pendant trois ans: dans l’ordre, l’utilisation des terres (agriculture, déforestation), l’exploitation directe des ressources (pêche, chasse), le changement climatique, les pollutions et les espèces invasives. Mais même si l’accord de Paris sur le climat, qui vise à limiter le réchauffement à maximum +2°C est respecté, le changement climatique pourrait grimper au classement, tout en aggravant les autres facteurs. Heureusement, certaines actions pour réduire les émissions de gaz à effet de serre pourraient entraîner des effets bénéfiques directs sur la nature. Première cible: le système agro-alimentaire. Nourrir 10 milliards de personnes en 2050 de façon « durable » implique une transformation de la production agricole (agro-écologie, meilleure gestion de l’eau) mais aussi des habitudes de consommation (régime alimentaire, gaspillage), souligne le rapport. Même si les scientifiques disent sans détour que la viande a plus d’impacts que d’autres produits alimentaires, la synthèse adoptée par les délégations samedi n’appelle pas directement à manger moins de viande. La formulation a été affaiblie depuis la version préliminaire obtenue par l’AFP, un signe probable de l’hostilité de certains pays producteurs de viande. Mais alors que ce rapport évoque des pistes, sans être prescriptif, reste à savoir si les Etats membres de la Convention de l’ONU sur la diversité biologique (COP15) se fixeront lors de leur réunion en Chine l’an prochain les objectifs ambitieux espérés par les défenseurs de l’environnement pour une planète durable en 2050. Le président français Emmanuel Macron, qui veut utiliser sa présidence du G7 pour faire monter ce sujet sur la scène internationale, a assuré qu’il ferait « tout » pour que cette COP soit « l’équivalent de la COP de Paris » ayant abouti à l’accord climat de 2015. « Le changement climatique comme la biodiversité imposent de revoir en profondeur des modèles auxquels nous nous étions habitués et donc de revoir en profondeur en tant que citoyens, entreprises, gouvernements, beaucoup des habitudes que nous avions prises, a-t-il ajouté après une rencontre avec les scientifique de l’IPBES. Ce qui est en jeu c’est la possibilité même d’avoir une terre habitable ». 

Pour la première fois à un tel niveau, le rapport intègre, aux côtés des contributions
scientifiques classiques, les savoirs ancestraux, les problèmes et les priorités des peuples autochtones de l’Amazonie à l’Océanie, qui ont partiellement réussi à freiner le déclin des écosystèmes. « Ils sont clairement les gardiens de la nature pour le reste de la société », insiste Eduardo Brondizio. Ces peuples qui représentent quelques centaines de milliers de personnes réparties sur tout le globe, de l’Arctique au Pacifique, s’occupent en effet, « sous divers régimes fonciers, d’un quart des terres de la planète. Et c’est là qu’on trouve la nature la mieux conservée », précise-t-il à l’AFP. Une reconnaissance accueillie avec grande satisfaction par ces communautés parfois regardées de haut. « Ce rapport fait entendre la voix des peuples autochtones et essaie même de la renforcer au niveau international, se réjouit Lakpa Nuri Sherpa, de l’organisation Asian Indigenous Peoples Pact. Le rapport prouve aux décideurs que les peuples autochtones sont ceux qui protègent, conservent, et encouragent une gestion durable de la biodiversité », indique-t-il à l’AFP. Une réussite qui s’explique notamment par leur dépendance encore plus forte aux fruits de cette nature, et le retour de bâton immédiat en cas de mauvaise gestion, note le rapport. Et aussi parce que « nous avons une relation spirituelle, sacrée avec nos ressources naturelles », insiste Lakpa Nuri Sherpa. Malgré tout, ces écosystèmes déclinent aussi, sous l’influence d’appauvrissement des savoirs ancestraux, du dérèglement climatique et surtout d’un changement d’utilisation des terres principalement imposé de l’extérieur. « La pression qui pèse sur eux est énorme », souligne Eduardo Brondizio. Déforestation pour faire place à des monocultures, mines, infrastructures… « Nous repoussons constamment les frontières de l’extraction des ressources à travers le monde. Les peuples autochtones ont été repoussés par ceux qui empiétaient sur leur territoire depuis 500 ans. Mais on les rattrape à chaque fois », poursuit le chercheur. Alors leurs représentants demandent depuis longtemps une protection. « Si leurs droits ne sont pas reconnus, les peuples autochtones auront du mal à continuer à gérer ces ressources », plaide Lakpa Nuri Sherpa, dénonçant notamment des « accaparements de terres ».

Le rapport s’intéresse aussi à la finance et aux investissements. Il cite un chiffre édifiant : les fonds provenant de paradis fiscaux financent 70% des navires impliqués dans la pêche illégale, non déclarée ou non réglementée et 68% des capitaux étrangers investis dans le soja et l’élevage bovin « qui transforment l’Amazonie ». Les systèmes actuels « favorisent largement des activités privées préjudiciables pour l’environnement ». Une réponse serait « d’éliminer les subventions néfastes ». Dans une lettre ouverte aux gouvernements du monde, des centaines d’experts et de personnalités comme Jane Goodall et Marion Cotillard ont réclamé lundi la fin des « financements qui détruisent la nature ». « Nous devons radicalement changer la façon dont nous vivons », écrivent-ils. Mais alors que l’Homme dépend de la nature pour vivre, est-il pour autant condamné à l’extinction? « Probablement pas », et certainement pas à court terme, répond un des auteurs principaux du rapport, Josef Settele. Mais « nous ne voulons pas seulement survivre », répond son collègue Eduardo Brundizio, insistant sur la « qualité de vie ». Qualité qui risque de se dégrader encore plus pour les plus pauvres de la planète, note le rapport, car les hommes ne sont pas tous égaux face à cette perte de biodiversité, les pays développés consommant toujours plus, souvent en important les ressources du reste du monde. Alors que le PIB par habitant est 50 fois plus élevé dans les pays riches que dans les pays pauvres, 40% de la population du globe n’a pas accès à de l’eau potable et plus de 800 millions de personnes en Asie et en Afrique sont confrontés à l’insécurité alimentaire. Des inégalités qui peuvent conduire à des tensions. Ainsi, le rapport décompte « plus de 2.500 conflits en cours liés à l’énergie fossile, à l’eau, à la nourriture et aux terres », avec au moins 1.000 journalistes et militants environnementaux tués entre 2002 et 2013.

A la publication du rapport, les réactions des ONG ne se sont pas faites attendre. Le WWF France a ainsi appelé « les décideurs à faire de la biodiversité un enjeu majeur de leurs politiques et actions ». « Si nous voulons une planète durable d’ici 2050 – ce dont
nous avons besoin-, nous devons fixer des objectifs très agressifs pour 2030 », plaide Rebecca Shaw, scientifique en chef de WWF, évoquant une ambition de 50% de la Terre gérée de façon durable d’ici 2030. Au niveau international, le WWF souhaite l’adoption d’un accord mondial ambitieux sur la protection de la nature lors de la COP 15 de la Convention sur la Diversité Biologique en Chine en 2020. Au niveau national, l’ONG demande des transformations sectorielles dans les domaines qui pèsent sur la biodiversité, en abandonnant par exemple le projet minier de la Montagne d’or, une « réduction de la dépendance aux importations de soja pour l’alimentation animale et la fin de l’utilisation d’huile de palme et de soja dans les agrocarburants. » La ligue pour la Protection des Oiseaux (LPO) préconise quant à elle 5 types d’actions, et notamment une intensification de la politique en faveur de la biodiversité – « augmenter significativement le nombre et la superficie des aires protégées », « connecter les espaces naturels protégés terrestres et maritimes, par des continuités écologiques diurnes et nocturnes », « protéger intégralement certaines espèces figurant sur les listes rouges UICN (oiseaux, mammifères…) en arrêtant immédiatement leur chasse, pêche, piégeage »… – ; l’organisation de la transition agro-écologique – « soutenir le développement de l’agriculture biologique, de la permaculture, de l’agriculture urbaine », « peser sur les négociations de la Politique agricole commune pour que les aides soient attribuées en fonction des services réels rendus à l’environnement et à sa protection, ou des coûts occasionnés à la société pour le restaurer », « accompagner la transition vers une agriculture non dépendante des pesticides »… – ; et la modification de la politique fiscale – « supprimer les financements néfastes à la biodiversité », « développer les mesures de dissuasion de type « pollueur-payeur » et les faire appliquer »…