En ces temps peu propices à la jubilation, il serait malséant de gâcher la moindre bonne nouvelle…
En voici donc une : le 24 octobre, quelque part dans le haut Allier, les services de l’État, la direction générale d’EDF, les élus au grand complet, les écolos, les naturalistes, les pêcheurs et quelques autres inauguraient le « Nouveau Poutès » et se félicitaient mutuellement du chemin parcouru. Les saumons n’étaient pas conviés aux agapes, mais c’était eux les vrais rois de la fête. Migrateur par excellence, le saumon de l’Allier, qui fit jadis la prospérité du territoire, naît au printemps. L’alevin passe ses premières semaines dans les galets, au cœur de la frayère. Au bout d’un an ou deux, au printemps, il se transforme en smolt et entame, à la faveur d’une crue, sa migration vers la mer. Après un parcours de 5000 km dans l’océan Atlantique, il parvient dans les zones de grossissement au large du Groenland et des Iles Féroé. Une fois sa taille adulte atteinte, il retourne vers la rivière où il est né pour s’y reproduire.
Problème : le barrage de Poutès, exploité par EDF et qui produisait de quoi alimenter en électricité une ville de 20 000 habitants, était devenu un obstacle infranchissable pour les saumons qui, incapables d’atteindre leurs frayères en amont du barrage, et transformés en tartare de saumon à la descente, étaient en danger critique d’extinction dans l’Allier.
C’est donc en leur nom qu’à partir des années 1990, le territoire s’est déchiré. D’un côté, pêcheurs et écolos exigeaient la destruction du barrage. De l’autre, EDF défendait bec et ongles son ouvrage, et les élus leur manne budgétaire. Manifs, contre-manifs, occupations, indignations, pétitions, contre-pétitions… En filigrane : l’énergie (renouvelable, décarbonée) contre la biodiversité. Toute la panoplie d’une bonne guerre comme on les aime était déployée.
Au tournant des années 2000 les combattants, exténués, ont conclu la paix des braves et tenté de trouver ensemble une solution. Un compromis ? Pas exactement : plutôt un saut créatif, un objet technologique innovant. Le barrage, haut de 17 mètres, a été abaissé à 7 mètres. La retenue, naguère longue de 3,5 km, ne s’étend désormais plus que sur 400 mètres. Résultat : il faut trois heures à un smolt (un jeune saumon) pour la franchir à la descente, contre trois semaines précédemment. Et pour le voyage de retour, les vannes sont ouvertes 90 jours par an, quand les saumons adultes se présentent pour la « montaison ». Le tout, en conservant 85 % de la production électrique de l’ouvrage.
Là où chacun des protagonistes risquait de tout perdre, les ennemis d’hier se sont fabriqué une fierté partagée. Et surtout, ils ont invalidé la sempiternelle fable qui voudrait opposer les « progressistes » aux « décroissants » : le progrès n’est pas la poursuite infinie du même, la quête effrénée du « toujours plus », le culte du « développement », même rhabillé de « durable ». Il fonctionne par ruptures, bifurcations, essais-erreurs. Un renoncement n’est ni une abdication, ni un retour à la bougie.
Des Nouveau Poutès, on en voudrait partout !