Le service américain des parcs nationaux a récemment exhorté les visiteurs à pas lécher la peau du crapaud du désert de Sonora (Incilius alvarius), connu pour son venin psychédélique. C’est authentique, officiel, c’est une dépêche de l’AFP qui nous l’annonce, et on n’est pas le 1er avril. « Comme c’est le cas pour la plupart des espèces que vous rencontrez dans un parc national, précise le National Parks Service, qu’il s’agisse d’une limace-banane, d’un champignon inconnu ou d’un grand crapaud aux yeux qui brillent dans le noir, veuillez vous abstenir de les lécher ». Sans crapaud ni LSD, on hallucine parfois à la simple lecture d’une dépêche d’agence…
On découvre donc au passage qu’il existe aux Etats-Unis quelques spécimens de cinglés qui arpentent les parcs dans l’espoir que le baiser du crapaud les enverra dans on ne sait quel 7ème ciel où ils pourront se prendre pour des fées ou des princes charmants. L’avertissement ne précisait pas la quantité de personnes adeptes du léchage de ces crapauds qui résident au nord du Mexique et au sud-ouest des États-Unis, mais cette pratique figure dans des séries télévisées animées comme les Simpson et Les Griffin. Sachant qu’en Amérique l’accès aux parcs nationaux est payant, voilà tout un chiffre d’affaires qui échappe aux cartels de la drogue et autres mafieux de tout poil.
Si en France, les espaces protégés -parcs nationaux ou réserves naturelles- sont considérés comme des biens communs et s’il n’est pas question d’y faire payer l’entrée, le comportement de « consommation de la nature » dont cette pratique est le révélateur extrême se répand à grande vitesse chez nous aussi, et plus encore depuis les confinements successifs. Au point que les gestionnaires de ces espaces s’alarment des menaces que ces « nouveaux usages » de la nature font peser sur la pérennité de ces espaces. Pas de lécheurs de crapauds connus ici, mais des « pratiques émergentes » à la créativité toujours renouvelée. Depuis les coachs en épanouissement personnel qui vous emmènent, contre rémunération, embrasser des arbres pour vous nourrir de leur énergie jusqu’aux nouveaux vététistes enhardis par le moteur électrique dont leur engin est désormais équipé, en passant par les dronistes, les camping-caristes ou les kitesurfeurs qui viennent, en toute innocence, jouir de la nature comme d’un vulgaire terrain de jeux.
Le vététiste sera surpris d’apprendre que son passage ravage les dunes et les sentiers, le droniste que son survol dérange la nidification des oiseaux qui, abandonnant leur nid, perdront tout espoir de descendance, le camping-cariste que sa présence nocturne aux abords d’un cours d’eau dissuadera des mammifères de venir s’y abreuver et obèrera leur survie.
La nature est un bien commun des humains, certes, mais de centaines d’autres espèces aussi. Arpenter le parc national de Saguaro (Arizona), c’est être accueilli dans l’habitat d’Incilius Alvarius. Est-il d’usage d’aller lécher les hôtes lorsqu’on est invité à dîner ? De virer les parents de chez eux pour laisser le bébé dépérir dans son berceau ? De ravager la pelouse en multipliant les manœuvres avec la voiture ?
A force de léchages intempestifs, le crapaud de Sonora aurait déjà quasiment disparu en Californie d’après un article du New York Times publié en mars 2022. Les serial-lécheurs garderont sur la conscience l’extinction de son espèce.