Il est partout, Dédé, et ça fait au moins vingt ans que ça dure. Il a eu un ministère rien que pour lui. Il a un commissariat général, un secrétaire général au niveau gouvernemental, une commission permanente à l’Assemblée nationale et au Sénat, un directeur pour veiller sur lui dans les grandes entreprises et les administrations, des élus entièrement dévoués dans les collectivités locales. Dédé, c’est la star de la décision publique.
La star… et l’Arlésienne : il est partout, mais personne ne l’a jamais rencontré. Dessine-moi un « développement durable », juste pour voir ? Eh ben voilà : Dédé, personne ne sait à quoi il ressemble. Dans un monde qui n’est pas infini, comment le « développement » peut-il être « durable » ? Dédé est un oxymore : une locution dont les deux termes se contredisent.
Nous rêvions en toute candeur de porter le « développement » à tous les peuples : en clair, de les amener à consommer comme nous, à produire comme nous, à rêver aux mêmes produits que nous, à penser comme nous, à saturer l’atmosphère de CO2 comme nous, à massacrer le vivant comme nous.
Ca a très bien marché, il faut le dire : les États qui n’ont pas parcouru ce chemin nous expliquent aujourd’hui, fort logiquement, qu’ils n’ont pas à restreindre leurs émissions de gaz à effet de serre ni leurs prélèvements sur la biosphère pour compenser nos excès passés et présents. Et nous faisons le constat que les béquilles technologiques dont nous rêvions pour pérenniser l’infini se révèlent impuissantes. Inexorablement, la biodiversité s’effondre et le climat se dérègle. Le mythe du « développement » sans limite nous a conduits dans une impasse douloureuse.
Alors, pour prolonger un peu le rêve, nous avons inventé cette notion improbable de « développement durable », histoire de gagner un peu de temps. Tels Mme Du Barry au pied de l’échafaud, nous avons imploré « encore un instant, Monsieur le bourreau ». Dédé nous a accordé ce sursis.
Dédé, c’est notre doudou, ce que les psychanalystes appellent un « objet transitionnel » : celui qui nous rassure, qui nous réconforte dans l’adversité, qui prolonge symboliquement la présence des parents, même en leur absence. Mais le destin d’un doudou, c’est de finir oublié sans drame dans un train, ou de ressortir en lambeaux de la machine à laver. Sa fonction, c’est de nous aider à affronter les renoncements nécessaires. C’est le jour où l’on a su s’en déprendre, le jour où l’on n’a plus besoin de lui, que le doudou a rempli son office. Ce jour-là, on est « grand ». Voire adulte.
En sommes-nous là ? Sommes-nous prêts à oublier Dédé au fond d’un coffre à jouets remisé au grenier ? Prêts à admettre que le « développement durable » n’est en rien la solution quand le « développement » tout court est le problème ? Tant que nous ne n’aurons pas franchi cette étape, nous serons incapables d’imaginer « le monde d’après », celui où nous ne confondrons plus « progrès » et « développement », où nous ne chercherons plus notre salut dans le « toujours plus », et où nous conviendrons que d’autres modèles que celui que nous avons généreusement tenté d’imposer à tous doivent trouver leur place dans le monde.
Allez, salut Dédé, et merci pour tout.