« Tous les bourgeois frileux ont transformé nos mots, en ont fait des jingles rétro pour les radios… ». Là où il est, Pierre Rahbi doit fredonner cet air de Lavilliers, avec l’ironie du vieux sage qu’il a cultivée sa vie durant. Rabhi n’était pas un révolutionnaire, ni même un ardent réformiste, juste un aimable aiguillon des consciences. Mais il avait un sens aigu de la formule. On lui doit celle de la « sobriété heureuse ».
Depuis quelques semaines, la « sobriété » tourne comme un jingle sur les radios, elle court comme un mantra dans chaque discours officiel. Au passage, elle a perdu son qualificatif, elle néglige désormais d’être « heureuse ». Ça a commencé début juillet avec les patrons de trois grandes compagnies d’énergie parmi lesquels, sans vergogne, celui de Totalénergies dopé aux superprofits, ça s’est poursuivi avec les dirigeants de 84 sociétés du CAC 40. Ce sont désormais la première ministre, le gouvernement au grand complet et le MEDEF qui nous assènent ad nauseam le refrain de la « sobriété ». Au programme : des restrictions, des privations, de la sueur, du sang et des larmes. Et c’est avec cette feuille de route-là que les grands de ce monde prétendent mettre en marche notre société pour inventer le monde d’après ?
Partout, cependant, des objecteurs de croissance inventent une économie sobre et joyeuse. Détricotant l’air de rien la mondialisation libérale, adressant des bras d’honneur tranquilles à l’obsolescence programmée, défiant sans scrupule la frénésie du jetable et de l’hyper-consommation, ils retissent du lien social, créent des circuits locaux, font revivre des territoires. Depuis 15 ans, l’émission Carnets de campagne, sur France Inter, relaie quotidiennement leurs initiatives, valorise leurs succès et apporte la démonstration que ces doux dingues tiennent entre leurs mains les clés d’un futur désirable. Voilà des « amishes » qui, bien loin d’un retour à la bougie, redonnent un sens au progrès. Mais l’économie officielle, celle du MEDEF et de Bercy, s’en fout. Alors qu’ils devraient faire de ces multiples initiatives les laboratoires du futur, ses dirigeants regardent ostensiblement ailleurs. Censés piloter l’économie, ils ne la voient que dans le rétroviseur.
La « sobriété heureuse » de Rabhi est une promesse. Leur froide « sobriété », une punition. Il est piquant, à cet égard, de constater que ceux-là même qui naguère n’avaient pas de mots assez méprisants pour conspuer « l’écologie punitive »,dont ils faisaient l’apanage des écolos et autres islamo-gauchistes mal coiffés, viennent de l’avaler toute crue, sans moufter et sans recracher le noyau.
Y a-t-il quelque espoir que ces dinosaures du néo-libéralisme se rallient un jour à la « sobriété heureuse » ? C’est douteux. Le terme « heureux » ne semble pas figurer dans leurs dictionnaires. Parlez-leur de « bonheur », ils vous répondront « profits ».
Ils ont annexé la « sobriété » ? Qu’ils la gardent. Pour la rendre « heureuse », il faudra faire sans eux. Voire, plus probablement, contre eux.