Le journaliste et les dealers

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L’histoire commence le 10 novembre 2021 à Calmont (Aveyron). Des dealers détiennent dans un entrepôt des substances illicites. Informés, des citoyens font irruption dans l’entrepôt, dénichent les matières dangereuses, et les exhibent au vu de tous, en particulier des quelques journalistes préalablement contactés et venus couvrir l’événement. Puis tout le monde ressort sous l’œil impavide d’une poignée d’argousins.

Voilà l’ordre public ébranlé, l’État gravement défié ! La répression se doit d’être ferme. Elle le sera. Et sur qui s’abattra le glaive de la Justice ? Sur les dealers, ou sur les citoyens dénonciateurs ? Quelle que soit votre réponse, ce n’est pas la bonne. C’est le journaliste Grégoire Souchay, dont le reportage a été publié deux jours après les faits sur le média en ligne Reporterre, qui était convoqué ce mercredi 7 décembre devant le tribunal correctionnel de Rodez pour avoir, selon le Parquet, « frauduleusement soustrait des sacs contenant des semences de colza » et « volontairement dégradé ou détérioré plusieurs sacs de semence ».

Mais alors… substances illicites, ou semences de colza ? Les deux. Ces semences-là n’ont rien d’innocent. Basées sur « la combinaison efficace entre l’herbicide Pulsar 40® à base d’imazamox, de BASF, et des variétés naturellement tolérantes à cet herbicide » (c’est écrit comme ça sur la notice), elles sont obtenues par « mutagénèse appliquée sur cellule in vitro », une technique de manipulation génétique qui les fait relever de la réglementation sur les OGM. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), saisie par le Conseil d’État français, a conclu en 2018 que « les organismes obtenus par mutagenèse constituent des OGM et sont, en principe, soumis aux obligations prévues par la directive sur les OGM ». À sa suite, en février 2020, le Conseil d’État enjoignait fort logiquement au gouvernement « d’identifier » sous neuf mois « les variétés de plantes agricoles obtenues par mutagenèse inscrite au catalogue officiel » sans qu’elles aient été « évaluées de la même manière que des OGM ».

Près de deux ans plus tard, le gouvernement n’a toujours pas obtempéré…

Grégoire Souchay, lui, s’est contenté de rendre compte de l’action des Faucheurs volontaires, qui dénonçaient par leur action la collusion entre l’État et le lobby agricole. Son reportage donnait la parole à la direction de RAGT-Semences, l’entreprise propriétaire de l’entrepôt prise en flagrant délit de recel de substances illicites. Ce n’est pas la première fois que des journalistes de Reporterre sont trainés en justice pour avoir couvert des manifestations. Ce harcèlement judiciaire d’un média indépendant a été jugé suffisamment inquiétant pour que des syndicats de journalistes, et les sociétés des journalistes de plusieurs grands médias (AFP, BFMTV, France 2, France 24, Télérama, Libération, Le Monde…) s’en émeuvent et se mobilisent pour la liberté de l’information.

Ébranlé, sans doute, par cette levée de boucliers, le tribunal a reporté l’audience à mai ou juin prochain. Le temps que la poussière soit retombée ?