A. Calfeutrer les habitants. B. Couper l’électricité. C. Disposer des bananes à l’extérieur du village pour attirer les éléphants et les ramener dans la nature. Telle est la routine de la trentaine de zoologues qui traquent depuis des mois un troupeau d’éléphants en vadrouille dans le sud-ouest de la Chine.
Les désormais 14 pachydermes ont quitté voilà près d’un an et demi leur réserve tropicale proche de la frontière birmane, cap au nord à travers la province du Yunnan. Leur pérégrination enchante les Chinois et leurs médias, mais les sympathiques quadrupèdes ont sur leur passage ravagé d’innombrables hectares de maïs et de canne à sucre et effrayé les habitants des villages qu’ils ont visités. Pour le plus grand plaisir des spectateurs, les éléphants à la peau rosâtre, survolés en permanence par un drone, ont défilé trompe-à-queue dans des petites villes, se sont abreuvés d’alcool de céréales et ont piqué des roupillons réparateurs en pleine campagne. Mais leur poursuite est plus stressante pour les experts chargés de veiller au grain: les animaux ont la désagréable habitude de se déplacer de nuit, parcourant facilement 30 km d’un coup dans une forêt dense.
De mémoire de zoologue, jamais des éléphants d’Asie en liberté ne s’étaient aventurés aussi au nord, souligne Yang Xiangyu, un des responsables de l’équipe de surveillance qui a dû s’improviser cornac du jour au lendemain. « Avant ça, les seuls éléphants qu’on voyait, c’était au zoo ou alors à la télévision », raconte-t-il à l’AFP. La cellule de crise éléphantesque a été formée en catastrophe en mai dernier alors que le troupeau s’approchait dangereusement de Kunming, la capitale provinciale, et de ses 4,5 millions d’habitants. Sur leurs traces, les surveillants dorment dans la nature, à la belle étoile ou dans leur voiture. Un beau matin de juillet, l’AFP a retrouvé leur éphémère QG dans un village, l’équipe observant sur un grand écran les premières images de drone diffusées par les collègues en première ligne. La silhouette des mastodontes s’y dessine dans une clairière proche d’un autre village. Les animaux avalent une dernière collation avant de s’installer pour leur longue sieste diurne, alors que la chaleur monte. Ils s’éveilleront en fin d’après-midi et se mettront en route, les gardiens sur leurs talons.
Quand le troupeau approche d’un village, son arrivée est signalée par haut-parleurs ou au besoin au porte-à-porte. Les habitants sont invités à rester chez eux, voire à monter dans les étages si possible, hors de portée des gourmands visiteurs. Le courant est coupé pour éviter que les animaux protégés ne mettent la trompe dans la prise. Puis des véhicules sont garés derrière eux pour leur couper la retraite et faire en sorte qu’ils passent leur chemin, vers le sud de préférence. Il n’y a plus qu’à prévoir l’étape suivante et à recommencer le même cirque au prochain village.
Grâce à leur observation 24/24, diffusée sur internet par la télévision nationale, les gardiens improvisés peuvent s’extasier devant l’intelligence des animaux. Une éléphante adulte mène le troupeau, mettant toujours les pattes sur le meilleur chemin pour trouver de la nourriture ou un point d’eau. Lorsqu’il faut traverser un cours d’eau, elle repère le point de passage le plus sûr. Une branche dans la trompe, ils grattent le dos d’un camarade là où ça démange, chassent les insectes ou semblent dessiner sur le sol. La boue sert d’écran solaire, de grandes feuilles font office de chapeau de paille. A l’aide de leur trompe, ils arrivent à tourner un robinet, à ouvrir une porte ou à soulever un couvercle de puits.
Le troupeau compte trois éléphanteaux, dont deux sont nés pendant l’odyssée. Les adultes les protègent contre l’adversité, écrasant par exemple des rails de sécurité en bord de route pour que les « petits » puissent les franchir sans se blesser.
Les médias de Pékin ont fait des pachydermes d’aimables symboles de la protection de l’environnement. Mais les éléphants, qui peuvent peser 4 tonnes et courir aussi vite qu’Usain Bolt, sont aussi extrêmement dangereux, surtout s’ils sentent que leurs petits sont menacés. En mars dernier, deux d’entre eux, qui ont depuis pris le chemin du retour, ont piétiné à mort un villageois, raconte Chen Mingyong, spécialiste du comportement des éléphants à l’Université du Yunnan. Un drame qui ne semble pas avoir été signalé par la presse nationale. « Il faut regarder la réalité en face. L’éléphant d’Asie est une bête sauvage et il faut garder ses distances », ajoute M. Chen. Les médias ne peuvent d’ailleurs approcher le troupeau pour raisons de sécurité. Les spécialistes ne s’expliquent pas pourquoi la horde a entrepris une marche de 700 km à travers le tropique du Cancer. Parmi les explications possibles: un manque de nourriture lié à l’augmentation de la population dans leur réserve de Xishuangbanna (300 têtes contre 200 il y a 40 ans); le changement climatique qui modifierait l’écosystème; une évolution du champ magnétique qui bouleverserait leur système de navigation sophistiqué… Les éléphants tournent habituellement en rond lorsqu’ils recherchent de la nourriture.
Pour ajouter au mystère, ils ont évolué pratiquement en ligne droite en direction de Kunming avant de brutalement entamer un demi-tour vers le sud. Il leur reste plusieurs centaines de kilomètres à parcourir avant de retourner à leur point de départ. Un quinzième pachyderme, qui s’était séparé du groupe, a été endormi début juillet et rapatrié d’office. Avec la chaleur, le reste du troupeau a ralenti sa marche, mais les gardiens supposent que l’automne le fera accélérer plein sud. Ces derniers risquent cependant de regretter leur traque quotidienne, admet M. Yang. « Dès qu’ils voient apparaître les éléphants sur leur grand écran, c’est toujours le même plaisir, en dépit de tout le travail que ça représente ».