Sous un soleil de plomb, la rivière Shushica irrigue une vallée du sud de l’Albanie, où les riverains s’insurgent contre un projet visant à détourner l’une de ses sources vers des stations balnéaires sur la côte ionienne.
« Cette eau est notre vie et nous poursuivrons la bataille pour défendre la rivière. La bataille pour l’eau est la bataille pour nos enfants, pour notre avenir », dit à l’AFP Lulezim Bardhi, un médecin de la vallée, après avoir bu de l’eau cristalline de la rivière.
Non loin de là, des centaines de tuyaux bleus sont empilés sur un chantier à l’arrêt, dans l’attente d’une étude d’impact sur la biodiversité de ce projet controversé, lancé en 2019.
Si les travaux redémarrent, les tuyaux seront utilisés pour construire un aqueduc long de 17 kilomètres, afin d’acheminer de l’eau captée d’une des sources de la rivière vers la côte, en plein essor touristique.
Longue de 80 km, Shushica est un des affluents du fleuve Vjosa, auquel le gouvernement albanais a accordé en 2023 le statut de parc national, lui garantissant « le plus haut niveau de protection », mais aussi à ses affluents.
La Vjosa prend sa source en Grèce et coule jusqu’à la mer Adriatique, en traversant l’Albanie sur quelque 200 kilomètres.
Sotir Zaho Aliaj, un habitant de la localité de Brataj, traversée par Shushica – comme une trentaine d’autres villages – explique que des projets similaires apparaissent depuis déjà une cinquantaine d’années.
« Bataille pour la survie »
« Mais aucun n’a été réalisé en raison des conséquences sociales, économiques et environnementales », dit ce riverain, en se pressant de déployer sur le pont de Brataj une grande bannière frappée du message en anglais « Sauvons notre Shushica ».
Au pied du somptueux pont en pierre du XIVe siècle, la rivière d’un vert émeraude baigne une plage de galets.
Un acte de mobilisation y est organisé par plusieurs ONG internationales de protection de l’environnement, comme Riverwatch, EuroNature et leur partenaire albanais EcoAlbania, pour soutenir le combat des habitants.
Y sont présentes aussi « Les courageuses femmes de Kruscica », connues pour avoir monté la garde pendant 500 jours, en 2017 et 2018, afin d’empêcher la construction de centrales hydroélectriques sur leur rivière en Bosnie centrale.
« Nous prélever l’eau, c’est ruiner notre avenir. Ce serait une catastrophe, ce serait la fin de l’agriculture, la fin pour notre bétail. C’est notre bataille pour la survie », s’exclame Ilia Bombaj, un enseignant venu manifester.
Les habitants admettent qu’il faut bien trouver une solution pour approvisionner la côte, mais ils demandent au gouvernement de renoncer à ce projet et de trouver l’eau ailleurs.
Ils affirment que le débit de la rivière est déjà affecté par des changements climatiques. En plein vague de sécheresse qui frappe les Balkans, Shushica n’est plus qu’un filet d’eau à certains endroits.
Des dizaines de sources
« C’est interdit de dévier l’eau des rivières dans le parc national. Un tel projet mettrait en danger le statut du fleuve, avec un impact sur la biodiversité et l’écosystème, mais aussi sur l’économie locale qui dépend de la rivière », affirme Besjana Guri, une représentante d’EcoAlbania.
La ministre albanaise de l’Environnement, Mirela Kumbaro, assure à l’AFP qu' »il ne s’agit pas de détourner l’eau de Shushica pour alimenter la côte et priver ainsi d’eau les gens vivant dans la vallée de la rivière ».
Les autorités affirment que Shushica est alimentée par des dizaines de sources et que celle visée par l’aqueduc se trouve en dehors de la zone protégée.
« Des experts albanais et internationaux ont été consultés pour mener à bien ce projet, et les travaux avaient commencé bien avant que Vjosa soit déclarée parc national, statut de grande valeur que les autorités sont déterminées à protéger », assure Mme Kumbaro.
L’Albanie est riche en eau. Elle compte plus de 150 rivières et ruisseaux, mais qui sont mal gérés.
Et les coupures d’eau sont fréquentes dans le pays.
« A cause des changements climatiques, il faut se préparer à tous les scénarios », met en garde Ferdinand Bego, professeur des sciences naturelles à l’Université de Tirana, qui redoute un « conflit permanent entre l’agriculture et le tourisme ».
« La bataille pour l’or bleu est le plus grand défi de ce nouveau millénaire. Cette région de la Méditerranée orientale en sera l’une des plus touchées », dit-il.