C’est assez inédit : dans le cadre de la pandémie du Covid-19, philosophes, scientifiques, directeurs d’Instituts ou encore économistes accordent de plus en plus leur voix sur la nécessité de réinventer le monde au sortir de la crise, en n’oubliant plus que toutes les sisciplines humaines sont liées.
Le sociologue et philosophe Edgar Morin est extrêmement stimulé par la pandémie du Covid-19 : c’est lui-même qui le dit dans un entretien paru dans « Le Monde » le 19 avril dernier. Comme d’autres lanceurs d’alerte, il avait prévu cette imprévisible crise, en vertu de sa « maxime permanente » : « Attends-toi à l’inattendu. » Il avait déjà annoncé « des catastrophes en chaîne provoquées par le débridement incontrôlé de la mondialisation techno-économique. » Mais ce qu’il n’avait pas anticipé, c’est que la crise serait d’ordre sanitaire. Le virus l’a surpris. Selon lui, « cela révèle une fois de plus la carence du mode de connaissance qui nous a été inculqué, qui nous fait disjoindre ce qui est inséparable et réduire à un seul élément ce qui forme un tout à la fois un et divers. En effet, la révélation foudroyante des bouleversements que nous subissons est que tout ce qui semblait séparé est relié, puisqu’une catastrophe sanitaire catastrophise en chaîne la totalité de tout ce qui est humain. »
En d’autres termes, cette crise est tout à la fois sanitaire, environnementale (« la dégradation de la biosphère« ), politique (« les carences d’une politique ayant favorisé le capital au détriment du travail« ), économique (« la domination incontestable d’une soif effrénée de profit« ), scientifique (« la science est ravagée par l’hyperspécialisation, qui est la fermeture et la compartimentation des savoirs spécialisés au lieu d’être leur communication« ), civilisationnelle (la mondialisation a provoquée une interdépendance qui n’est pas « accompagnée de solidarité« ).
Edgar Morin en appelle à une « nouvelle voie politique-écologique-économique-sociale guidée par un humanisme régénéré. » « Elle associerait […] les termes contradictoires : ‘mondialisation’ (pour tout ce qui est coopération) et ‘démondialisation’ (pour établir une autonomie vivrière sanitaire et sauver les territoires de la désertification) ; ‘croissance’ (de l’économie des besoins essentiels, du durable, de l’agriculture fermière ou bio) et ‘décroissance’ (de l’économie du frivole, de l’illusoire, du jetable) ; ‘développement’ (de tout ce qui produit bien-être, santé, liberté) et ‘enveloppement’ (dans les solidarités communautaires). »
Comme pour faire écho aux propos du philosophe sur l’universalité de la crise, une prise de parole globale et transdisciplinaire voit désormais le jour dans les médias. Tous les plus grands instituts et organismes y vont de leurs avertissements et conseils sur l’après-pandémie. Ainsi, dans un autre entretien au « Monde », Jean-François Guégan, directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), rappelle que depuis 12 000 ans, et avec la construction des villes à travers le globe, « On a […] offert de nouveaux habitats aux animaux commensaux de l’homme, ceux qui partagent sa nourriture, comme les arthropodes, les mouches, les cafards, les rats, qui peuvent lui transmettre des agents. » Par ailleurs, « pour nourrir les habitants des villes, il a fallu […] développer l’agriculture et l’élevage en capturant des animaux sauvages, créant ainsi les conditions de proximité pour le passage vers l’humain de virus et de bactéries présents chez ces animaux ou abrités dans les sols ou les plantes et leurs systèmes racinaires. Les bactéries responsables du tétanos, de la tuberculose ou de la lèpre sont originaires du sol. »
Jean-François Guégan met en garde sur les risques d’émergence de nouvelles zoonoses en lien avec la déforestation : « Il ne fait aucun doute qu’en supprimant les forêts primaires nous sommes en train de débusquer des monstres puissants, d’ouvrir une boîte de Pandore qui a toujours existé, mais qui laisse aujourd’hui s’échapper un fluide en micro-organismes encore plus volumineux. » A l’instar d’Edgar Morin, il préconise une solution holistique : « L’approche cartésienne pour démontrer les relations de cause à effet n’est plus adaptée face à ces nouvelles menaces. Toutes les problématiques planétaires nécessitent de développer des recherches intégratives et transversales, qui doivent prendre en compte les sciences humaines, l’anthropologie, la sociologie, les sciences politiques, l’économie… » Selon lui, « Il nous faut repenser nos façons d’habiter l’espace, de concevoir les villes, de produire et d’échanger les biens vitaux. […] Pour lutter contre les épidémies, les changements nécessaires sont civilisationnels. »
Toujours dans « Le Monde », une tribune a été publiée par un collectif de dirigeants d’instituts scientifiques, dont le Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN), le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) et l’Institut de recherche pour le développement (IRD). « L’actuelle pandémie de Covid-19 vient cruellement nous rappeler le fait […] que santé humaine, santé animale et santé des écosystèmes sont étroitement liées, que l’une ne va pas sans les autres, comme le souligne l’approche interdisciplinaire dite ‘une seule santé’ (One Health) » Pour autant, les scientifiques se gardent d’incriminer les animaux vecteurs de virus : « Comme les animaux sont largement impliqués dans l’émergence de nouvelles épidémies, on pourrait être tenté de penser que la biodiversité représente un danger potentiel […]. En réalité, c’est tout le contraire, car une grande diversité d’espèces hôtes potentielles ou effectives limite la transmission des virus par un effet de dilution. »
Il apparaît clairement au collectif que l’approche transdisciplinaire s’impose : « Plus que jamais, le concept One Health doit devenir une priorité pour une recherche interdisciplinaire brisant les cloisonnements, encore trop présents, entre le monde biomédical et celui qui se consacre aux sciences de l’environnement. » « Gérer la crise actuelle, comme mieux anticiper celles qui ne manqueront pas de survenir dans le futur proche, implique de consolider les bases d’une écologie de la santé s’intéressant aux interdépendances entre le fonctionnement des écosystèmes, les pratiques socioculturelles et la santé des populations humaines, animales et végétales prises ensemble. »
De leur côté, des scientifiques du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) ont publié une nouvelle étude qui remet en question le dogme économique dominant de la croissance. « Les sciences de la conservation ont fréquemment souligné le lien entre paradigme de croissance et perte de biodiversité, et la nécessité de politiques plus focalisées sur le bien-être que sur la croissance économique. Paradoxalement, toutes les politiques centrées sur la préservation de la biodiversité considèrent la croissance économique comme une condition nécessaire. » Selon les chercheurs, trois critères liés à la croissance économique contribuent à la détérioration de la biodiversité: le changement d’utilisation des terres, l’accroissement des émissions de gaz à effet de serre et l’intensification des flux internationaux. Pourtant, l’analyse de 28 politiques internationales en faveur de la biodiversité, produites sous l’égide des Nations Unies entre 1972 et 2016, « révèle que ces politiques reposaient toutes sur des scénarios de croissance jugés indispensables pour lutter contre la pauvreté et pour la prospérité. L’idée d’une compatibilité entre croissance et préservation de la biodiversité s’appuie sur l’hypothèse d’un découplage possible entre croissance économique et perte de biodiversité via une meilleure efficacité dans l’utilisation des ressources. » Mais l’analyse affirme que ce découplage n’a jamais pu être effectué.
Des recherches s’intéressent désormais « aux modalités d’une ‘décroissance prospère’ pour les humains, et favorable à la biodiversité. Ces écoles de pensées se concentrent sur la définition de limites à ne pas dépasser dans l’usage des ressources ou de l’espace, et sur la relocalisation des économies. Leur réflexion s’intéresse à la manière de respecter ces limites plutôt qu’à la manière de s’en affranchir. Elles explorent comment promouvoir un ralentissement économique qui soit source d’effets positifs sur l’emploi, la santé, l’éducation et le bien-être. » Les auteurs proposent pour commencer d’intégrer aux scénarios de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) « un scénario de trajectoire socio-économique partagé (SSP) qui prendrait en compte l’hypothèse d’une croissance faible, nulle ou négative (SSP0) avec des effets positifs sur la prospérité, le bien-être social et la biodiversité. »
Une dernière tribune, rédigée par Grégoire Loïs, naturaliste à l’Agence régionale de la biodiversité en Île-de-France et directeur adjoint de Vigie-Nature au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), se veut optimiste en détaillant l’émerveillement général des Français confinés devant la biodiversité : « De quoi cet engouement est-il le nom ? À la faveur du confinement, notre rapport à la nature change. Ces longues journées, débarrassées des temps de transport et des interactions sociales, favorisent la contemplation. Or, dehors, c’est le printemps, autant dire la cohue et l’effervescence de la reproduction sous forme de graines, de larves, d’œufs… Un spectacle permanent ! En temps normal, il est difficile d’y prêter attention. C’est l’affaire des naturalistes. » « Il reste à souhaiter que cette quasi-(re)découverte du vivant qui frappe les citadins prenne un caractère durable, afin que les enjeux de conservation montent de quelques crans dans les priorités collectives. »
Grégoire Loïs analyse la portée de la crise environnementale actuelle à travers l’expression ‘ »la nature reprend ses droits », une « formule tout faite qui revient en boucle » pour expliquer le regain de biodiversité en lien avec le confinement. Il pense que cette expression « peut être vue comme un révélateur d’une prise de conscience, une reconnaissance quasi explicite du fait que ces activités privent la nature d’une partie de ‘ses droits’. En d’autres termes, une occasion de plus pour reconnaître qu’une crise de la biodiversité en cours. Et en conséquence, une opportunité pour tenter d’imaginer comment enrayer cette crise. » Et le scientifique de conclure: « nous avons une occasion unique de créer des liens d’empathie avec les autres membres de la grande communauté du vivant. »
L’Entretien du Monde avec Edgar Morin
L’entretien du Monde avec Jean-François Guégan