Trois questions à Nardo Vincente, biologiste marin et responsable scientifique à Institut Océanographique Paul Ricard
ANES : la grande nacre (Pinna nobilis) est une des espèces emblématiques de la Méditerranée. En quoi est-elle un maillon important de son écosystème marin ?
Nardo Vicente : c’est le plus grand coquillage de Méditerranée, et l’un des plus grands au monde. Il est endémique de Méditerranée et fait partie de son plus grand écosystème littoral : la prairie de posidonie. Cette dernière est un fournisseur d’oxygène et s’avère très importante pour le développement de nombreuses espèces. Dans ces herbiers, la grande nacre est un véritable microcosme, car beaucoup d’organismes végétaux et animaux se fixent sur elle. Lorsqu’elle meurt, sa coquille épaisse, qui peut mesurer jusqu’à 80 cm, devient une ressource de carbone pour le milieu. Enfin, ce bivalve peut vivre jusqu’à 45 ans. Cette longue durée de vie fait qu’elle enregistre tous les paramètres physiques, chimiques et biologiques du milieu dans le temps. En d’autres termes, c’est une espèce indicatrice de la qualité du milieu littoral méditerranéen.
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ANES : un parasite est en train de décimer les populations de grandes nacres en Méditerranée. De quoi s’agit-il exactement ?
Nardo Vicente : dès le début de mes recherches sur la grande nacre en 1970, j’ai demandé que l’espèce soit protégée, ce qui s’est finalement concrétisé en 1992 au niveau européen. Les populations se sont alors confortées. Mais en septembre 2016, l’un de mes thésards Espagnols, Directeur d’une station marine près d’Alicante, a constaté des mortalités de grande nacre atteignant 80% sur la Costa Blanca et aux Baléares. On a constaté que cette épizootie était due à un petit parasite, un protozoaire connu car il a décimé en 1957 l’ostréiculture californienne. Chez nous, une autre espèce du même groupe a également décimé l’huître portugaise dès les années 70. On l’a remplacé par l’huître japonaise… mais l’introduction de nouvelles espèces amène des germes et des spores qui vont se développer dans le milieu et prendre la place d’autres espèces. D’ailleurs, les Espagnols ont d’abord pensé que c’était un peu de cette manière que le parasite de la grande nacre était arrivé : par l’action de l’homme, dans les eaux de ballast d’un cargo japonais. Dès le début 2017, on a constaté que les populations de grandes nacres commençaient à mourir autour de la Corse. Je travaille dans la réserve marine de Scandola : à l’automne 2017, ses populations de nacres étaient en très bon état. J’y suis retourné en Octobre 2018, et tout est mort. C’est une hécatombe. L’épizootie a gagné nos côtes en Juin 2018, avec les premières mortalités vers Banyuls. Aujourd’hui on constate qu’il y a de nombreux foyers dispersés, avec des mortalités parfois totales, comme en baie de Villefranche. Le parasite, une fois dans le système digestif des nacres, provoque la mortalité en 24h, et il est très actif lorsque les températures de l’eau sont élevées. Or les températures à Villefranche-sur-mer ont atteint 26°C à 60 m de profondeur l’été dernier. En-dessous de 20 m, normalement, il ne fait pas plus de 13 ou 14°…
ANES : le réchauffement climatique joue donc un rôle important dans la dispersion du parasite ?
Nardo Vicente : absolument. Le milieu marin contient une foule de germes et de parasites encore méconnus, et qui sont en dormance. Sous l’effet des changements globaux actuels, ils deviennent actifs. Il y en aura de plus en plus, c’est très grave. A Scandola, nous avons constaté que le corail rouge périclitait également… On pense donc aujourd’hui que le parasite de la grande nacre était déjà présent en Méditerranée depuis longtemps et qu’il s’est « réveillé » avec le réchauffement de l’eau. C’est l’hypothèse la plus plausible, car des foyers se développent partout en Méditerranée, en Sicile, à Malte, en Turquie. Le parasite n’a pas pu se déplacer avec les courants de la Méditerranée occidentale à l’orientale… il y avait des foyers sur place. Aujourd’hui, on essaie de sauver ce qui peut l’être. Pour la grande nacre, des îlots de population vont probablement résister dans des milieux particuliers. Le parasite n’aime pas les trop fortes variations de salinité ou de température, comme c’est le cas par exemple dans les lagunes littorales. Dans ces milieux, elles pourront résister. Ce que nous faisons, c’est du captage larvaire en pleine eau. Je suis actuellement la croissance de jeunes individus captés en novembre, qui ont une taille de 2 à 7 cm et que je fais grandir dans des bacs avec une température contrôlée. Puis nous les réintroduirons dans un milieu qui s’y prête, comme les lagunes. Nous verrons ce qui se produira !
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Propos recueillis
par Jean-Baptiste Pouchain