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Trois questions à Baptiste Lanaspèze, Fondateur des éditions WildProject

ANES : il y a dix ans, vous avez créé les éditions WildProject en republiant un livre fondateur devenu introuvable en français, Printemps silencieux, de Rachel Carson. Vous avez aujourd’hui 70 ouvrages en catalogue. Qu’est-ce qui a changé pendant ces dix ans, de votre point de vue ?

Baptiste Lanaspèze : un seuil est en train d’être franchi. Quand j’ai créé WildProject, pour explorer le champ de la philosophie de la nature, on me disait « c’est vachement intéressant, c’est une niche ». Ça m’énervait. La pensée écologique n’a rien d’une « niche » ! On change le logiciel de l’humanité, le logiciel de la civilisation, ça touche à des choses fondamentales. Ce n’est pas comme si j’avais dit au gens que je faisais de la philosophie de la biologie de la moelle épinière, ça OK c’est une niche. Mais la philo de la nature ce n’est pas un enjeu local, c’est un enjeu global, colossal.

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Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que l’écologie intellectuelle, ce qu’on peut appeler les humanités environnementales, ou la pensée de l’écologie, est en train de mobiliser de plus en plus de monde. C’est à l’origine une expression anglo-saxonne, en anglais on dit « humanités environnementales » ou « humanités écologiques », ça désigne le fait que chacune des disciplines qui constituent classiquement, depuis la Renaissance, les humanités, est en train de connaître une révolution écologique. Ca fait maintenant plusieurs décennies que dans le monde anglo-saxon il existe une histoire environnementale, une géographie environnementale, etc. C’est vrai aussi dans le domaine de la littérature, avec ce qu’on appelle l’écocritique, qui est en train d’exploser en France. Il y a aussi tout ce qui relève du droit environnemental, le droit ce n’est pas exactement les humanités mais c’est un champ connexe… Et, bien sûr, la philosophie environnementale qui était au départ ma ligne éditoriale.

En France, c’est dans le domaine des sciences sociales que le mouvement a pris la plus grande ampleur, notamment l’anthropologie sous l’égide de Philippe Descola. Lui appelle ça une « anthropologie de la nature » – une expression volontairement paradoxale-, c’est une anthropologie qui étudie les relations des humains avec les non-humains. Et avec Bruno Latour, on peut dire qu’il existe une sociologie de l’environnement, même si ça pourrait donner lieu à de longues discussions.

Et toutes ces disciplines métamorphosées par l’écologie, d’un coup se parlent entre elles. Les gens qui viennent comme moi de la philo environnementale vont évidemment s’intéresser à l’histoire environnementale. Le fait que toutes ces disciplines soient marquées au sceau de l’écologie fait qu’elles se mettent à communiquer ensemble, et tout ça entraine une sorte de dynamisme très transdisciplinaire. Je dis bien « trans » et pas seulement interdisciplinaire : ce n’est pas seulement un philosophe qui se met à lire un peu d’histoire. C’est un raz-de-marée, et ça donne une scène intellectuelle d’une très grande effervescence.

On l’observe en France, pas tellement à la fac, parce que la fac est une institution faite pour durer et qui vient de loin, ce n’est pas l’institution la plus agile ni la plus mobile, mais dans le domaine éditorial. Quelques maisons d’édition ont depuis 10 ans une sorte de virus dans leur catalogue : toutes ces humanités environnementales se sont mises à exploser. Il y a deux catégories : d’une part les petites maisons comme WildProject, on peut citer Zones sensibles qui fait un très bon travail en anthropologie de l’environnement, ou Le Passager clandestin, plus politique mais avec des textes super-intéressants, les éditions Dehors, sur une ligne proche de WildProject. Et puis il y a de grandes maisons qui s’y sont mises : la meilleure de loin, pour moi, c’est La Découverte. Il y a 10 ans, leur catalogue portait quasi-exclusivement sur les questions politiques et « décoloniales », mais depuis 10 ans la part accordée à ces humanités environnementales est devenue colossale, et comme ils ont une grande force de frappe ils sont allés très vite et ont rattrapé leur retard. Il faudrait aussi citer la collection Anthropocène, au Seuil.

Ce n’est pas un champ de recherches, c’est plus qu’un champ de recherches, c’est une nouvelle dynamique culturelle hyper large.

ANES : un peu à l’image de ce qui se passe pour les études de genre ?

Baptiste Lanaspèze : oui, avec une ampleur encore bien supérieure ! Les études de genre ce n’est pas non plus un enjeu très local, mais j’ai l’impression qu’il se joue dans cette question des relations entre l’homme et la nature quelque chose d’encore plus transversal, global, immense, civilisationnel, que ce qui se joue dans les études de genre.
Mais surtout, ce dont je suis de plus en plus convaincu, c’est qu’on assiste depuis quelques années, notamment avec les ZAD, la COP 21, etc, à ce qu’on appelle politiquement « la convergence des luttes ». Ou, en langage plus académique, l’ « intersectionnalité ». Ca signifie qu’on se retrouve de plus en plus ensemble avec des féministes, des écologistes, des décoloniaux, et qu’il y a une dynamique assez étrange autour de ces trois enjeux. D’ailleurs ça n’a pas échappé à ceux qui ne sont pas en phase ave ces mouvements-là. Ils ne les comprennent pas, ils sont un peu surpris, ils sentent que quelque chose se passe. Moi je suis plutôt en adhésion avec cette dynamique-là. Je suis d’accord avec Philippe Descola quand il dit qu’on est au seuil de nouvelles Lumières. Il y a une recomposition des savoirs qui va prendre plusieurs décennies. Ca recompose tout : la relation entre science et humanité… C’est probablement un chantier d’un siècle. Comme c’est Descola qui le dit et qu’il est maintenant très écouté, ça m’arrange de le faire parler…

Pour ma part, j’avais toujours conçu l’écologie comme une révolution un peu générale. Le slogan de WildProject au départ, c’était « l’écologie, révolution culturelle». J’avais toujours eu ce spectre en tête : dès la deuxième année j’avais publié un livre qui s’appelait Le Paysage sonore, sur les questions d’esthétique et de musique. C’était donc un champ assez large, mais il est vrai que je le faisais en philosophe, du point de vue de la philosophie, d’une façon qui rétrospectivement peut m’apparaître comme un peu raide parce qu’il y a depuis 10 ans cette dynamique du côté des sciences sociales qui fait qu’aujourd’hui la fête est beaucoup plus folle. Il faut dire aussi qu’à l’époque j’étais un peu isolé avec ma révolution culturelle et mon changement civilisationnel. Edgar Morin disait ça aussi, mais c’est à peu près tout…

Je suis parti de la métaphysique et je suis maintenant beaucoup plus sur les questions politiques, mais j’ai l’impression que ça correspond à une évolution générale : même quelqu’un comme Latour, il y a dix ans, ne se définissait pas comme un écologiste mais comme un sociologue des sciences. Maintenant il est Gaïa à fond… Philippe Descola aujourd’hui est beaucoup plus engagé. J’ai l’impression qu’il y a un basculement. Sans doute aussi que la nouvelle génération tire pour que les choses changent pour de vrai. Je pense qu’il y a une cristallisation et que la convergence des luttes participe de cette dynamique-là.

Les trois livres que nous publions le 10 mai pour célébrer l’anniversaire de WildProject s’inscrivent dans cette dynamique de convergence des luttes. D’abord le livre-anniversaire, Un sol commun, qui fait un état des lieux de ces humanités écologistes aujourd’hui. Le deuxième est une biographie d’un type hors du commun qui s’appelle Daniel Pauly, c’est le plus grand spécialiste mondial des ressources halieutiques. C’est le type qui a établi scientifiquement, après trois décennies de statistiques complexes, qu’il y a une surpêche au niveau mondial. On le sait aujourd’hui parce que Daniel Pauly l’a démontré en 2000. Il a en outre une histoire rocambolesque, il a connu à peu près l’enfance de Cosette, c’est une histoire de résilience incroyable ! Le troisième s’appelle Voyages en sol incertain et se situe entre littérature et sciences sociales. L’auteur a mené des enquêtes assez longues, de plusieurs mois, dans le delta du Mississippi et dans le delta du Rhône, parce que les deltas -et ces deux-là en particulier- sont des zones hyper-complexes de tensions entre humain et non-humain sur fond de pétrole, d’industrie… Et il est revenu de ces enquêtes avec des récits assez littéraires, incroyablement beaux. Trois bouquins entre écologie et politique.

ANES : pour l’instant, pourtant, cette effervescence intellectuelle n’a pas beaucoup d’effet sur la société. Dans la « vraie vie », les évolutions politiques, sociales, économiques, ne sont guère encourageantes…

Baptiste Lanaspèze : On est en 1780 ! Rousseau, le Contrat social, Diderot… tout le monde est là, mais la Révolution n’est pas encore là. On est encore dans l’Ancien Régime mais il y a tout ce qu’il faut pour le monde d’après. Il y a une révolution dans les têtes qui ne s’est pas encore traduite dans les organisations sociales. Je pense que dans les trois domaines que nous avons cités, l’écologie, le féminisme, le décolonialisme, les changements sont solidaires. Des structures profondes craquent. Ce que disent par exemple les éco-féministes c’est que la domination de la nature par l’humanité est construite sur des structures analogues à la domination de la femme par l’homme. C’est le patriarcat. Pour les éco-féministes le patriarcat est lié à une exploitation de la nature. Ca marche ensemble.
Evidemment, les périodes de trouble et de changement engendrent des phénomènes de réaction à ce changement, de la part de ceux qui veulent maintenir l’ordre ancien. C’est ce qu’avait fait Luc Ferry en 1992 avec Le Nouvel ordre écologique : non ils ne passeront pas ces écologistes new-age qui veulent remettre en question la liberté moderne ! Et il y a des phénomènes d’opportunisme : comme ces idées-là sont en pleine effervescence, elles ne sont pas encore bien fixées, bien calées, bien claires pour tout le monde et certains s’en servent par opportunisme, mais c’est un phénomène un peu latéral. Certains feront toujours feu de tout bois, mais je ne pense pas que ce soit un danger intrinsèque à l’effervescence écologiste que de servir la soupe au FN, même s’il récupère des thèmes comme celui des espèces invasives pour alimenter sa xénophobie. J’ai 40 ans, et au fil de ma vie je n’ai pas cessé de voir le centre se déplacer à droite. Quand j’étais petit, sous Mitterrand, il y avait des choses qu’on n’osait pas dire et maintenant tout le monde les dit même à gauche. On assiste à une droitisation, mais dans cette convergence des luttes entre écologie, questions raciales et féminisme, je trouve une forme d’émancipation par rapport à cette droitisation. Il y a là un cap, une boussole pour résister à cette espèce de dérive vers un discours sécuritaire, de banalisation du racisme. Ca ne se traduit pas encore dans le champ politico-socio-économique, mais sur le terrain des idées, on est en train de gagner la partie !

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Propos recueillis
par Jean-Jacques Fresko