Trois question à Jean-Pierre Crouzat, administrateur de la Fédération Rhône-Alpes de la protection de la nature (Frapna) Haute-Savoie, en charge du dossier bouquetin
ANES : Une consultation publique vient de s’ouvrir sur le projet d’arrêté du préfet de Haute-Savoie, qui pose les mesures de gestion des bouquetins du massif du Bargy atteints de brucellose. Les méthodes proposées vont de la capture et de l’euthanasie des bouquetins séropositifs à l’abattage indifférencié d’individus dans certains endroits du massif. Le bouquetin est une espèce protégée au niveau national et international, pourtant le Conseil National de la Protection de la Nature (CNPN) et les différents ministères ont donné leur aval à ce plan de gestion. La France est-elle dans la légalité ?
Jean-Pierre Crouzat : Si les pouvoirs publics considèrent qu’il y a un risque sanitaire important et immédiat pour la population, ils peuvent octroyer une dérogation aux lois de protection des espèces. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que le CNPN est une instance consultative. Elle donne des avis qui ne sont pas décisionnaires sur des sujets comme l’abattage d’espèces protégées. Elle a effectivement donné un avis favorable à la demande initiale du préfet de Haute-Savoie de capturer des bouquetins et, éventuellement, d’euthanasier ceux qui auront été contrôlés séropositifs, et d’autre part de prélever – c’est-à-dire d’abattre – de façon indiscriminée 150 bouquetins non marqués – c’est-à-dire jamais contrôlés – dans le cœur du massif du Bargy sur une période de 3 ans. Mais cet avis favorable n’engage pas la décision ministérielle ! Et justement, cette année, le préfet, qui devait reprendre un arrêté pour les opérations de 2018, a fait cette même demande au Ministère de la transition écologique et solidaire, et elle lui a été refusée. C’est pour cela que, dans la consultation publique actuelle, le préfet propose l’abattage indiscriminé de « seulement » 20 animaux pour 2018.
ANES : Quelle est la position de la Frapna sur cette gestion de l’enzootie ?
J-P C : Hors cabris, il y a environ 300 animaux sur le massif du Bargy, dont les deux-tiers dans le cœur. Il y a environ 60% d’animaux sains, donc si on abat 150 animaux sur trois ans, on tue tous les animaux non marqués, dont on ne sait même pas s’ils sont porteurs de la brucellose ! Que ce soient 150 en 3 ans ou 20 en 1 an, la Frapna, WWF, la LPO, FNE, ASPAS et d’autres associations ont fait une réponse collective qui servira de contribution à la consultation publique. Dans les grandes lignes, nous y affirmons que l’abattage indiscriminé a montré son inefficacité totale dans cette affaire depuis des années, dans la mesure elle désorganise les hardes, qui ont une hiérarchie sociale sophistiquée, et que cela contribue à donner accès à la reproduction à certains animaux qui ont été contaminés. Nous sommes en faveur d’une combinaison de mesures : capturer et contrôler les individus, comme le propose le préfet ; mise en place par les éleveurs des mesures de biosécurité pour éviter la cohabitation de leurs troupeaux domestiques avec les animaux sauvages sur un même alpage. Enfin nous encourageons à envisager une cette gestion raisonnée sur plusieurs années. Plus de 500 animaux ont été abattus depuis 2012. Il s’avère que le taux de prévalence de la maladie a baissé, y compris sur le cœur de massif. Tous les scientifiques s’accordent à dire que, bien que les conséquences d’une contamination soient fortes sur la filière de fromage au lait cru, le risque de transmission interspécifique est très faible – 1 seul cas en 19 ans. Il faut donc des mesures non radicales, comme pourrait l’être une tentative d’abattage total. Les scientifiques qui ont étudié le dossier pour l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) ont dit qu’appliquer les mesures de contrôles et de biosécurité pendant 5 à 10 ans pourrait venir à bout de la brucellose.
ANES : Qu’en est-il de la vaccination, est-ce une voie alternative ?
J-P C : Il existerait un vaccin potentiel. Un test d’innocuité a été effectué l’année dernière, qui a montré que les espèces sauvages y réagissent plus que les espèces domestiques, ce qui ouvrirait l’alternative d’une vaccination en milieu naturel. C’est la raison pour laquelle une saisine interministérielle de l’Anses a été lancée en janvier 2018 pour demander aux experts de l’agence s’il était opportun de vacciner les bouquetins capturés sur le massif du Bargy. La procédure est en cours. La vaccination pourrait présenter des avantages, en ce qu’une partie de la population serait réellement protégée. Les connaissances scientifiques sur ce dossier sensible s’accumulent au fil des années, et l’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage (ONCFS) a mis en évidence que les bouquetins séronégatifs étaient porteurs d’un gène de résistance à la brucellose. Il y a donc tout un faisceau d’indices et de suivi populationnel qui montre qu’une gestion sur plusieurs années avec une combinaison de mesures raisonnées serait la meilleure solution. C’est un cas d’école qui pourrait nous apprendre à bien gérer une épizootie dans le cas où cela se reproduirait !
Propos recueillis
par Jean-Baptiste Pouchain