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Trois questions à François Letourneux, Président d’honneur du Comité français de l’UICN, Président de la Fête de la nature

ANES : Vous présidez la Fête de la nature, qui aura lieu du 23 au 27 mai. Le thème de cette année est un oxymore : « voir l’invisible ». Est-ce une façon de dire qu’on n’ouvre pas assez les yeux sur la nature en France ?

FL : On veut faire passer deux messages : d’abord que le visible cache quelques fois l’invisible. C’est bien beau de se passionner pour le panda, le tigre, l’orang-outan, l’ours des Pyrénées, mais dans le même temps ce sont les oiseaux communs et les insectes qui disparaissent. Le fait de découvrir le fonctionnement des écosystèmes dans le secret des lieux naturels est donc très important pour comprendre et protéger cette faune et cette flore plus discrètes. L’autre idée, c’est que près de chez nous, sans qu’on le sache, parce qu’on n’est pas habitué à les regarder, il peut y avoir des choses extraordinaires. Par exemple, des gens qui ne sont pas habitués à repérer les endroits où les oiseaux font leurs nids ne les voient pas. Les relations qui existent entre les plantes, certaines qui s’entendent à merveille et d’autres moins bien, gagnent à être connues pour comprendre qu’on peut se passer de pesticides et utiliser des méthodes différentes. Voilà la mission que se fixe la fête de la nature cette année. Bien sûr le choix d’un thème n’est pas une injonction à l’utiliser ! C’est une orientation générale. Les gens qui veulent montrer les magnifiques orchidées qui poussent sur les coteaux calcaire en face de chez eux sont invités à le faire !

ANES : Avec ses douze ans, la Fête de la nature fête son adolescence. Comment a-t-elle évolué ?

FL : Elle rassemble beaucoup plus de monde, elle s’est ouverte à beaucoup plus d’initiatives, et elle s’est un peu internationalisée. On espère faire plus l’année prochaine grâce à un nouveau partenaire, l’Agence Française pour la biodiversité (AFB), qui a déjà été très active dans la préparation de la manifestation cette année. Nous avons atteint quelques objectifs qui nous tenaient à cœur, tel que commencer à ouvrir les jardins secrets de la République. L’Etat et les collectivités territoriales sont propriétaires de jardins privés ; ils sont importants car ce sont des îlots de nature dans la ville où se passent des choses qu’on ne soupçonne pas. On a proposé aux préfectures d’ouvrir leurs jardins, si possible avec la présence d’animateurs de nature, pour que la découverte des paysages soit accompagnée d’une meilleure compréhension des petites histoires de plantes et d’animaux qui y prennent place. On espère que ce mouvement d’ouverture se perpétuera et s’élargira d’année en année, et nous voulons également ouvrir un autre type de jardin secret : celui des citoyens. Beaucoup de gens, aux portes de leur maison, déploient quantité de techniques intelligentes pour favoriser la biodiversité : installation de nichoirs ou d’hôtels à insectes, utilisation de traitements à partir d’huiles essentielles plutôt que de pesticides, etc. Ces jardins privés ont tout à fait leur place dans la fête de la nature ! Les personnes qui les entretiennent en sont fières et souhaitent souvent, à juste titre, partager leur savoir-faire. On veut les aider à mettre une affichette devant leur maison et à inviter leurs voisins à passer quelques minutes ou quelques heures avec eux pour comprendre ce qu’ils font.

ANES : Si les Français répondent de plus en plus présents, peut-on en déduire qu’ils se mobilisent de plus en plus en faveur de la protection de la nature ?

FL : Nous venons d’effectuer une enquête d’opinion sur l’engagement des Français pour la nature qui montre que, contrairement à ce qu’on croit, ils sont conscients des bouleversements de la nature. Culturellement, c’est vrai, nous sommes assez peu engagés dans des associations environnementales, contrairement par exemple aux Anglais, mais notre sensibilisation aux problématiques est plutôt bonne. Les gens savent qu’on n’entend plus les oiseaux et que les insectes ne volent plus devant les pare-brise de voiture. Ils aimeraient que l’Etat engage plus de moyens et d’efforts pour préserver ce patrimoine. Aujourd’hui, il faut s’occuper des espèces rares et menacées, mais il faut aussi s’alarmer de l’effritement de la nature autour de nous. Si l’Etat n’interdit pas les pesticides au fur et à mesure que leur nocivité est démontrée, cet effritement continuera, malgré tous les hectares de nature que nous protégerons. La récente étude qui a chiffré à 80% la perte d’insectes dans les espaces protégés allemands le montre : il n’y a pas de frontière tangible entre zones protégées et non-protégées, les pesticides se promènent librement. Les nouvelles manières d’agir doivent impliquer tous les citoyens, tous les pouvoirs publiques, et s’intéresser à la nature commune et « invisible » autant qu’à celle plus rare et exceptionnelle.

Propos recueillis
par Jean-Baptiste Pouchain