Trois questions à Valérie Chansigaud, historienne de l’environnement
ANES : Vous citez en exergue de votre dernier livre, Les Français et la nature, pourquoi si peu d’amour ?, une phrase d’Edouard Droz : « Si Robinson Crusoé avait été Français il serait mort d’ennui ». Les Anglais sont moins sujets à l’ennui ?
Valérie Chansigaud : Pour Droz, les Anglosaxons sont plus capables que les Français de tisser un lien d’amitié avec la nature. L’Anglais Robinson n’a pas de mal à faire son « home » des habitats sauvages de son île. Le Français meurt d’ennui s’il ne peut pas s’appuyer sur des liens sociaux. Songez qu’en 1798, Gilbert White publie son Histoire naturelle de Selborne, que depuis sa parution son livre a fait l’objet de plus de 200 rééditions, et qu’il est l’ouvrage le plus édité après la Bible et les œuvres de Shakespeare ! Or les lettres compilées dans ce livre ne contiennent aucune envolée lyrique, juste une observation très naturaliste de la nature de proximité, celle qu’il voit et décrit jour après jour. A la même époque, en France, Buffon produit des interprétations anthropomorphiques de la nature, qui sont évidemment loin de rencontrer le même écho. Et en dépit de son incroyable succès, le livre de White n’a été édité en français qu’il y a une dizaine d’années ! On observe une profonde différence culturelle qui vient de très loin ! Quand la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) est créée en France en 1912, elle rassemble moins d’une centaine de passionnés. A la même époque, les sociétés de protection des oiseaux rassemblent plus de 60 000 adhérents en Allemagne, plus de 70 000 en Grande Bretagne, et plus de 300 000 aux Etats-Unis. Nous ne sommes pas très éloignés de ces rapports-là aujourd’hui : la LPO compte 45 000 membres, pendant que la Royal society for the protection of birds (RSPB) anglaise en a 1,3 millions
ANES : Comment expliquez-vous cette différence culturelle ?
Valérie Chansigaud : Il n’y a pas de clé d’explication simple à une situation marquée par une grande complexité, mais si certains philosophes s’y sont essayés. On nous parle de Descartes, mais l’explication est un peu courte : ce n’est pas dans les pays cartésiens que l’homme se sent le plus « propriétaire de la nature » ! A défaut d’explication, on peut préciser le constat : si les sociétés de protection des oiseaux sont numériquement plus puissantes dans les pays anglo-saxons au début du XXème siècle, c’est parce que les femmes y sont particulièrement nombreuses ! En France, il n’y a que des hommes parmi les fondateurs de la LPO. Ce qui me frappe, c’est qu’au moment où ces sociétés de protection des oiseaux prennent leur essor, portées par 70 % de femmes, d’autres champs de la vie sociale sont investis de la même façon : la lutte contre l’esclavage ou pour la promotion des droits des enfants. Aux Etats-Unis, certaines associations font même converger les deux actions : pour la défense des animaux et des enfants, par exemple ! Ces actions sont fondées sur une vision très libérale, au sens le plus large du terme, de la vie sociale : il s’agît de promouvoir une société meilleure tout en garantissant la liberté individuelle de chacun.
ANES : Vous voulez dire que les Français attendent plus leur salut de l’Etat ?
Valérie Chansigaud : Non, je veux dire qu’en matière de protection de la nature les Français n’attendent rien, un constat qui doit être corrélé à celui d’un déficit démocratique propre à notre pays. Revenons sur cet exemple hallucinant du Rainbow Warrior : c’est le seul cas historiquement documenté où un Etat « démocratique » se livre à un attentat mortel sur une association pacifique sur le territoire d’un autre Etat démocratique ! Eh bien, cela n’a donné lieu à aucune veritable poursuite, à aucune sanction. Certes le ministre de la défense Charles Hernu a démissionné… mais Mitterrand a été réélu. Aux Etats-Unis, Nixon a été poussé à la démission pour beaucoup moins que ça ! La France cumule deux handicaps qui sont, selon moi, liés : un déficit de lien à la nature et un déficit démocratique. La façon d’appréhender notre lien à la nature devrait profondément et éminemment politique. Dans notre littérature, je ne vois que deux auteurs qui aient posé clairement la question en ces termes : Elisée Reclus et Romain Gary. Quand Gary parle de la protection des éléphants, c’est une excuse pour protéger ce qu’il y a de meilleur dans l’homme. Et Reclus intègre le « sentiment de nature » dans ses écrits de géographe. Mais ni l’un ni l’autre n’ont profondément imprégné notre culture commune, malheureusement.
Propos recueillis
par Jean-Jacques Fresko
Les Français et la nature, pourquoi si peu d’amour ? Valérie Chansigaud, editions Actes Sud