3 questions à Sylvain Boucherand, Trésorier de l’association Humanité & Biodiversité.
ANES : Le projet de loi sur le devoir de vigilance des multinationales exige de ces entreprises qu’elles préviennent les atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, les risques de dommages corporels ou environnementaux graves, etc résultant de leur activité. Quel est l’enjeu concret de ce texte ?
Sylvain Boucherand : Il s’agit d’instaurer une obligation de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre à l’égard de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. On constate aujourd’hui que le développement d’une économie mondialisée, les différentes législations locales et les relations complexes entre les entreprises (liens capitalistiques, relations d’affaires…) déresponsabilisent les entreprises multinationales et laisse le champ libre aux risques de violation des droits humains et de dégradation de l’environnement.
Le texte initial demande aux entreprises d’établir un plan de vigilance afin d’anticiper et de prévenir ces risques. Nous sommes ainsi dans le domaine du management des risques pour éviter les situations connues ces dernières années (effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, marée noire de l’Erika…). Par exemple, on observé une délocalisation des pollutions, vers les pays à plus faible réglementation – souvent riches en biodiversité et en ressources naturelles du reste – profitant aux grands donneurs d’ordres sans qu’il soit possible d’obtenir réparation pour les victimes de préjudices écologiques ou sociales.
Ainsi, c’est l’ensemble des chaines de valeur, des donneurs d’ordres ou maisons mères jusqu’à filiales et fournisseurs de « rang n » qui, à la demande des premiers, vont être inciter à s’engager sur la voie de la Responsabilité Sociétale d’Entreprises (RSE) ; limitant les impacts des activités économiques sur l’environnement et les humains.
Nous sommes d’ailleurs satisfaits que l enjeu de l’érosion de la biodiversité liée aux activités humaines soit mentionné dans l’exposé des motifs, car il est souvent méconnu ou sous-estimé par les entreprises. Alors que le bon fonctionnement des écosystèmes est nécessaire aux sociétés humaines et aux activités économiques.
ANES : Ce texte vise uniquement les multinationales « françaises » (plus de 5.000 salariés en France ou 10.000 avec leurs filiales à l’étranger). Cela ne risque-t-il pas d’introduire une distorsion de concurrence, par rapport à d’autres entreprises qui ne lui seraient pas soumises ?
Sylvain Boucherand : Déjà, cela représente au final moins de 200 entreprises, ce qui est extrêmement peu. Par exemple, cela exclut de l’obligation de vigilance une grande partie des entreprises du champ extractif, alors qu’elles étaient explicitement ciblées dans l’exposé des motifs.
L’argument avancé était de ne pas « pénaliser » les plus petites entreprises. Toutefois, sur la question du Traité onusien sur les multinationales et les droits humains, la France et l’U.E. ont voté NON à la résolution 29/6 du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU pour l’élaboration d’un traité international contraignant sur les droits humains et les multinationales. Dans les arguments avancés pour refuser cette résolution, il est estimé que le champ d’application, ciblant les multinationales, était trop étroit et qu’il fallait que toutes les entreprises soient concernées.
De plus, c’est un chiffon rouge souvent agité, à tort dans ce cas précis puisqu’il existe dans d’autres pays, et depuis de nombreuses années parfois, des dispositifs similaires sur tout ou partie de ces points. En Italie, en Suisse, au Royaume-Uni, au Canada, en Espagne… et même aux Etats-Unis ! Et aucun effet d’anti-compétitivité n’est aujourd’hui identifié.
Cela permet également de clarifier les obligations qui pèsent sur les entreprises françaises. Elles sont les premières demandeuses d’un cadre clair. Ce à quoi répond ce texte suite à diverses jurisprudences et à l’évolution des attentes de la société.
On aspire à ce qu’un élargissement de ce cadre à un niveau européen se fasse sous l’impulsion de la France.
Sur ce dernier point, ces dispositions, même si elle ne sont pas applicables à toutes les entreprises, pourront inspirer et inciter les entreprises non soumises à s’engager dans des démarches de vigilance et de RSE, pour des motifs éthiques, de gestion des risques, d’image ou tout simplement parce que leurs dirigeants sont visionnaires !
ANES : Le Sénat a en grande partie vidé le texte de sa substance. Qu’attendez-vous maintenant de l’Assemblée nationale ? Quelle action allez-vous conduire auprès des députés ?
Sylvain Boucherand : Nous attendons que la version initiale du texte soit reprise, car effectivement, tel qu’il est aujourd’hui, il n’est plus qu’un dispositif de reporting. Ce qui n’a plus les effets visés au lancement de ces travaux.
Nous avons noté la présence du Ministre Michel Sapin lors de la séance au Sénat, ce qui souligne l’intérêt du gouvernement pour ces enjeux majeurs. Le ministre a d’ailleurs indiqué qu’il souhaitait revenir à l’ancienne version du texte…
Des rencontres sont prévus avec les parlementaires, le gouvernement et les ONG pour faire entendre notre voix. Il s’agit notamment de la nécessité d’élargir la part des entreprises concernées par le dispositif, de l’inversion de la charge de la preuve ou encore du niveau des sanctions en cas de manquement à l’obligation de vigilance.
Une inquiétude subsistera après la dernière navette parlementaire, à propos des futurs décrets qui pourraient affaiblir la portée du texte. Nous serons vigilants. L’enjeu est d’avoir une législation précurseur qui pose le cadre d’un développement économique réellement soutenable !
Propos recueillis
par Jean-Jacques Fresko