Un outil contre la délinquance subie par les agriculteurs ou destiné à museler les associations environnementales? La justice administrative a examiné mardi des recours contre Demeter, cellule de la gendarmerie qui vise notamment la prévention d' »actions de nature idéologique ».
La cellule Demeter, du nom de la déesse grecque des moissons, a été créée fin 2019 au sein de la gendarmerie nationale dans le cadre d’une convention avec le syndicat agricole majoritaire FNSEA et sa branche des Jeunes agriculteurs (JA). Elle a pour objet de lutter contre les actes crapuleux ou criminels (du vol de gasoil, de tracteurs, dégradations) mais aussi de prévenir « des actions de nature idéologique », allant des « simples actions symboliques de dénigrement » à « des actions dures », selon le document de présentation du ministère de l’Intérieur.
C’est notamment ce dernier aspect qui est attaqué par les associations environnementales Pollinis, Générations Futures et de défense du bien-être animal L214. Déboutées d’un premier recours en urgence, elles attaquent désormais la convention au fond, au nom de la liberté d’expression. « La cellule Demeter s’attaque à la possibilité d’exprimer des opinions, au droit de défendre des positions qui ne sont pas celles des syndicats majoritaires », a déclaré à l’audience Corinne Lepage, avocate de Pollinis et de Générations Futures.
« Tentatives d’intimidation »
Pour les requérants, la convention signée en décembre 2019 est « en parfaite contradiction avec le respect de la liberté de communiquer des informations ou des idées », droit fondamental hérité de la Révolution française et sanctuarisé par le droit européen. Cette atteinte est particulièrement grave, selon les associations, qui ont témoigné de surveillances de militants, de convocations plus nombreuses en gendarmerie et même de visites à domicile: des « tentatives d’intimidation » pour faire taire les défenseurs d’une agriculture plus respectueuse des hommes et des bêtes, et qui n’est pas le modèle productiviste défendu par la FNSEA, a résumé Brigitte Gothière, co-fondatrice de L214. Ce sont précisément les informations révélées par des associations comme L214 sur les pratiques dans les élevages et abattoirs qui « ont abouti à des lois permettant d’améliorer le bien-être animal », a relevé Me Hélène Thouy pour l’association antispéciste. La rapporteure publique – qui dit le droit et dont l’avis est généralement suivi – a mis en doute le droit à agir des requérants, ne voyant pas de lien évident entre leur raison d’être et la convention signée entre FNSEA et gendarmerie.
Elle a en revanche reconnu que « les missions assignées à Demeter méconnaissaient le principe de liberté d’expression » et souligné la faiblesse de la « base légale » de la convention. « Ma tâche n’est pas facile« , a reconnu le représentant du ministère de l’Intérieur. Il a demandé au juge « une interprétation neutralisante » du passage concernant la prévention « des actions de nature idéologique », l’attribuant à une « maladresse » de communiquant. « Il ne s’agit pas d’agir sur l’état de l’opinion mais de connaître l’état de l’opinion », a-t-il affirmé, rappelant tout le mal qu’avait fait « l’agribashing » aux paysans, chez qui le « taux de suicides est le plus élevé de toutes les professions ». Une déclaration qui a fait bondir les associations: « Nous avons une parole publique. Tout est sur nos sites. Il n’y a pas besoin de venir chez nous en uniforme pour savoir ce que l’on pense », a déclaré à l’AFP Brigitte Gothière. Quant au malaise paysan, Me Lepage est revenue sur les « ravages des intrants chimiques sur la santé humaine et sur la biodiversité, notamment le déclin rapide des insectes pollinisateurs indispensables aux cultures »: des dommages que subissent en premier lieu les agriculteurs. Les requérants ont également dénoncé une « rupture d’égalité » entre les organisations agricoles, puisque la convention exclut d’autres syndicats représentatifs, et ont mis en garde contre une « délégation de pouvoirs régaliens – ici une mission de police – à des personnes privées – ici la FNSEA ». Le tribunal administratif rendra sa décision « dans quinze jours ».