Faut-il achever Air France ? (et comment s’y prendre ?) (4 mn 30)

Photo d'illustration © ThePixelman de Pixabay

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« Relance » ou « Reconstruction » de l’économie ? L’après-Covid suscite un bouillonnement d’analyses iconoclastes chez les économistes. Des tabous tombent, et la valeur intrinsèque de la biodiversité devient une donnée centrale. Petite sélection des contributions au débat.

Inaugurer le temps des arbitrages où tout ne pourra, heureusement ou malheureusement, être maintenu : sous ce titre explicite, quatre enseignants-chercheurs de l’ESC-Clermont business school abordent frontalement, dans une tribune publiée dans Le Monde, la question des secteurs de l’économie dont la pérennité est contre-productive en terme de préservation de la biodiversité et du climat. En prenant l’exemple d’Air France, ils expliquent qu’il faut passer d’une gestion du maintien de l’existant à celle de la suppression pure et simple des activités que condamnent les catastrophes à venir. Mais peut-on calmement poser la question de la pérennité d’un emblème économique et national tel qu’Air France ? Non sans doute, répondent les auteurs : « Les enjeux sociaux et les risques politiques sont en fait trop importants pour répondre trop clairement à la question. On se protégera en affirmant que la situation est soit exceptionnelle, soit trop complexe, deux avatars managériaux très utiles permettant d’échapper à la question qui tue. Au mieux, on cherchera à conditionner le sauvetage à quelques vagues exigences techniques, sociales ou écologiques. Dans tous les cas, on fera tout pour de ne pas regarder l’anthropocène dans les yeux, cette nouvelle époque climatique et écologique faite d’irréversibilités, de discontinuités et autres situations catastrophiques comme celle que nous vivons en ce moment ». Mais le cas d’Air France, pour emblématique qu’il soit, n’est pas isolé : si on ne peut envisager de fermer Air France, comment envisager de se passer de Total, encore plus essentielle à notre économie telle qu’elle est structurée : « Nos ambulances sont attachées à Total ! ». [ihc-hide-content ihc_mb_type= »show » ihc_mb_who= »1,2,3,4,5″ ihc_mb_template= »1″ ]

Alors, que fait-on ? Les auteurs plaident pour une unité de soins palliatifs économiques, en filant la métaphore médicale : il ne s’agit plus de maintenir en vie coûte que coûte, mais de penser le protocole de soin dans l’accompagnement d’une fermeture. Et appuient sans vergogne où ça fait mal : « Sommes-nous réellement en train de sauver Air France ? Ou sommes-nous en train de la mettre en coma artificiel ? A quoi renonçons-nous en sauvant une entreprise ? Qui ne sauve-t-on pas en sauvant Air France ? ». Ils proposent de disjoindre le sort de l’entreprise du sort des individus qui la constituent, de ne pas lier le sort de ceux-ci à la finitude écologique de celle-là. Et de développer, lucidement, les protocoles de fermeture des grandes structures incompatibles avec la survie écologique de la planète et de ses occupants. A l’appui de leur plaidoyer, ils rapportent ce propos hallucinant d’un patron de fonds d’investissement : « La décroissance est devenue le principal scénario d’optimisation financière. »

Ce économiste anonyme n’est pas le seul à prononcer sereinement le gros mot de « décroissance » : « Longtemps confinée aux cercles militants, la notion de décroissance est depuis un an reprise par les milieux académiques puis économiques,observent Roland Lehoucq (CEA) et François Granier (CNRS) dans un article publié dans The Conversation, où ils invitent à faire entrer dans l’équation les limites physiques de la planète. Elle suscite des remises en cause inattendues, d’un startupper comme de l’éditorialiste des Échos. La réflexion gagne une frange de jeunes ingénieurs. Quand un sondage indique que 54 % des Français préfèrent la décroissance à une croissance « verte », le journal La Décroissance titre ironiquement : « On a gagné ? ! ». A noter que la réflexion de l’éditorialiste des Echos, Jean-Marc Vittori, a été publiée en décembre 2019, hors du contexte du Covid.« Pour l’instant, notre société ne lance des projets et ne prend des décisions que sous l’angle du profit monétaire. Pourquoi ne pas faire preuve désormais de prévoyance, en calculant les coûts d’abord selon le triptyque matière-énergie-environnement et de ses limites ? », écrivent les deux auteurs.

Une réflexion convergente avec celle d’Harold Levrel, chercheur en économie écologique et professeur à AgroPariTech, publiée sur le site de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB). Pour lui, il est urgent de passer D’une économie de la biodiversité à une économie de la conservation de la biodiversité, en « produisant du droit » lié à la protection de la biodiversité pour elle- même. En procédant de la sorte, écrit Harold Levrel,« l’État institue automatiquement de nouveaux marchés liés aux pratiques de conservation et oriente d’autres marchés qui génèrent des impacts positifs ou négatifs sur la biodiversité, il donne du pouvoir à certains acteurs et en retire à d’autres, il établit des règles de transaction qui font disparaitre des secteurs d’activité et en font apparaître de nouveaux. Les dynamiques de marchés sont toujours intrinsèquement liées à des formes de régulations publiques, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un patrimoine commun comme l’est la biodiversité. Il n’y a pas de sens à considérer de manière isolée, ou à opposer, le fonctionnement du marché et celui de l’action publique. Ils s’influencent mutuellement et forment des systèmes de régulation hybride plus ou moins propices à la conservation des écosystèmes dans lesquels les sociétés humaines vivent et travaillent ».

Toutes ces réflexions invitent à ne pas se contenter d’une relance à l’identique de l’économie « d’avant », mais à imaginer plutôt une reconstruction de la structure de notre économie. Dans The Conversation, Patrick Criqui (CNRS) et Sébastien Treyer (IDDRI – Sciences Po), plaident pour une telle reconstruction, et citent l’exemple du New-Deal de Roosevelt, qui avait su piloter ensemble trois horizons d’action : l’intervention d’urgence, la relance, et un profond changement dans le projet de société (relief, recovery, reform).

De son côté, le secrétaire national d’EELV Julien Bayou a plaidé dimanche pour un « interventionnisme » de l’Etat au service de la transition écologique, estimant que le déconfinement économique devait être le « moment pour décider ce qui doit repartir et ce qui doit être limité. Les utopistes sont ceux qui pensent qu’on peut reprendre comme avant », a-t-il taclé dans Questions politiques (France inter/franceinfo/Le Monde/France Télévisions). Selon lui, « ce n’est pas qu’une crise sanitaire, elle procède de notre rapport au vivant, la destruction des habitats et espèces, l’économie en flux tendu, la recherche du profit et de la rentabilité à court terme…Avec le confinement, « on a subi un coup de frein terrible, c’est le moment de décider ce qui doit repartir, être encouragé, et ce qui doit être limité », comme l’aérien pour lequel Julien Bayou souhaite une « taxe kérosène ».

Au-delà des mots, les premières annonces du gouvernement français ou de la Commission européenne ne vont certes pas dans le sens d’une audace comparable à celle de Roosevelt. Forte de ses 7 milliards d’aides publiques, Air France va redécoller comme avant…

« Inaugurer le temps des arbitrages où tout ne pourra, heureusement ou malheureusement, être maintenu » La tribune dans Le Monde

« Penser l’après : Les limites physiques de la planète » (The Conversation)

« D’une économie de la biodiversité à une économie de la conservation de la biodiversité » Harold Levrel (FRB)

« Penser l’après : La reconstruction plutôt que la reprise » (The Conversation)

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