🇷🇺 En Russie, des cités-jardins… dès 1934

1976
Vue du bâtiment Bouteillesur l'île de la Nouvelle Hollande © Anton Vaganov / TASS
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L’idée d’un urbanisme vert en Union Soviétique est née au milieu des années 1920. De retour d’un voyage en Europe, l’ingénieur en génie urbain Peter Preis a écrit un livre sur l’importance de la dimension verte dans la planification des agglomérations.

« De grands experts de planification urbaine, Eberstadt, Mehring, Peterson, Brix, Mowson et Unwin, par exemple, ont tous souligné l’importance de créer des espaces verts en forme de patchs triangulaires qui pénètrent dans le tissu urbain, en étant reliés aux forêts et aux parcs qui bordent la ville », indiquait Peter Preis. Il soulignait que les espaces verts n’étaient pas seulement des lieux de loisirs, mais qu’ils permettaient également de renouveler et de rafraîchir l’air. En 1934, le premier inventaire des espaces verts en URSS a été réalisé à Saint-Pétersbourg (alors Leningrad). Sur la base de ces données, l’architecte Lev Ilyin a conçu un plan directeur pour la ville. Pour lui, les jardins, les squares, les boulevards, les parcs de banlieue étaient un élément essentiel du paysage urbain. L’architecte a proposé de délocaliser les usines de Leningrad à l’extérieur de la ville et de limiter le trafic automobile.

Parc Zaryadye
© Ian Lynn / TASS

« Ilyin avait la manie de la cité-jardin : en tant qu’architecte en chef de Leningrad de 1925 à 1938, avec une insistance obsessionnelle, il tenait à aménager des espaces verts des avenues et des berges qu’il redessinait, il intégrait des squares au sein des places et de la demi-lune de l’extrémité de l’île Vassilievsky », se souvient Anna Tolstova, chroniqueuse pour le journal Kommersant. Lev Ilyin a travaillé sur les plans généraux de Yaroslavl, Bakou, Dushanbe (Stalinabad à l’époque) et d’autres villes d’URSS. Pendant ce temps, à Moscou, l’architecte Vladimir Semyonov a élaboré un plan directeur pour la reconstruction de la capitale avec un « enchaînement continu et rigoureusement protégé » de parcs urbains.

« Dans les années 1960, l’urbanisme vert a entamé son recul – les autorités ont préféré développer l’industrie et faire plier les agglomérations aux besoins de celle-ci », a indiqué à Plus-one.ru Maria Tinika, fondatrice du mouvement Arbres de Saint-Pétersbourg, qui étudie l’histoire de l’urbanisme en URSS. Les projets immobiliers dans les espaces verts des grandes villes ont continué à se développer à l’époque post-soviétique et même au début du nouveau millénaire. En se basant sur les images prises par satellite, Greenpeace Russie a pu calculer que, de 2000 à 2012, l’étendue des espaces verts à Moscou a été réduite de 707 hectares, à 35 000 ha (soit près de 34 % du territoire de la capitale). Les nouveaux espaces créés n’ont pas dépassé 90 ha.

La tendance a pu être inversée au cours des huit dernières années. Selon le Département de la nature et de la protection de l’environnement de Moscou, les zones naturelles couvrent aujourd’hui environ 50 % de la capitale : depuis 2012, elles ont augmenté de 16 000 ha. « La construction verte a repris en Russie dès les années 2010, mais cette notion était interprétée de manière tout à fait différente : il s’agissait de l’utilisation de matériaux respectueux de l’environnement et de l’efficacité énergétique des bâtiments. Nous ne commençons à revenir à l’ancienne conception de la construction verte que maintenant », explique Maria Tinika.

Où crée-t-on des infrastructures vertes en Russie ?

Le programme de reconstruction de Moscou Ma ruelancé en 2015 a préfiguré la planification urbaine durable dans la Russie moderne. La réalisation du projet a coûté annuellement entre 35 et 40 milliards de roubles (entre 526 et 602 millions d’euros au taux de change moyen pour toute la durée du programme de 2015 à 2018), et les dépenses totales ont dépassé 150 milliards de roubles (2,26 milliards d’euros). Cinquante parcs ont été réhabilités et 12 000 arbres et 140 000 arbustes ont pu être plantés. « Le projet de Moscou visait davantage à améliorer les zones de loisirs et à accroître la mobilité des piétons. Les autorités ont mis plus d’efforts à paver les rues qu’à mettre en place une infrastructure verte, laquelle a été traitée selon le principe du « dernier servi », tout comme les plans d’eau. Bien que les arbres plantés retiennent certainement la poussière », explique Victor Korotych, du bureau d’architecture MLA+. Depuis 2018, il travaille à la conception d’une trame verte pour Voronej, qui doit être présentée d’ici fin mai 2021. Le travail a été commissionné par le promoteur immobilier Hamina« À Voronej, l’initiative est venue d’une entreprise privée. Nombre de ses installations sont érigées dans la ville, l’entreprise a intérêt à voir la valeur de l’immobilier augmenter », estime l’expert.

L’infrastructure verte, ou comme les architectes l’appellent plus communément, « verte et bleue », représente un réseau d’installations aquatiques et végétales. Elle améliore la qualité de l’air et de la biodiversité, facilite l’adaptation au changement climatique et assure une utilisation écologiquement équilibrée des ressources en eau et des sols. En d’autres termes, il s’agit d’espaces verts et aquatiques bien conçus.

Sept spécialistes sous la direction de Viktor Korotych ont travaillé sur le plan de la trame verte et bleue de la ville de Voronej. Ils ont analysé les écosystèmes de la ville, en les classant en fonction du type de végétation et du mode d’utilisation. « Nous avons élaboré un plan d’action – il y a des zones qui doivent être préservées, et d’autres qui sont à compléter. Il s’agit de parcs, de couloirs verts et d’îlots. Avec les plans d’eau, ils forment un système qui neutralise l’impact de l’activité humaine – pollution atmosphérique, bruit, et protège les citoyens de la chaleur excessive », explique le représentant de MLA+. À Kazan, la trame verte et bleue a vu le jour en 2019 à l’initiative d’un groupe de travail supervisé par l’architecte en chef adjointe de la ville, Darya Tolovenkova. Des habitants de la ville et des experts de l’État participent à la mise au point du projet. La stratégie de développement de la trame verte et bleue est élaborée jusqu’en 2035. D’ici là, la superficie des espaces verts de la capitale du Tatarstan augmentera d’au moins 40 %, passant de 8 000 à 12 000 ha. En 2020, le plan général de Kazan a instauré le concept de la « trame naturelle ». Dorénavant, ces espaces ont le statut inconstructible. Cela constitue un précédent pour les villes russes. Comme l’explique Darya Tolovenkova à Plus-one.ru, l’idée du projet a été suggérée par Alexander Vodyanik, membre du Conseil d’experts pour un environnement confortable du Ministère de la construction de la Fédération de Russie, l’un des principaux promoteurs russes de la trame verte et bleue, qui nous a quittés en mars dernier. À l’étape pilote, la capitale de Tatarstan se verra dotée d’un parc national regroupant 12 parcs d’arrondissements. Il sera situé le long de la rivière Kazanka et reliera différents quartiers de la ville par des voies piétonnes et cyclables. Une équipe du bureau franco-russe Orchestra Design planche actuellement sur le projet. Les autorités prévoient de retirer les entreprises industrielles de la plaine inondable de la Volga et de réaménager ses rives. Par la suite, la mairie de Kazan prévoit de relier la trame écologique avec celle du sous-sol, a déclaré Darya Tolovenkova. Les autorités et les architectes de Yekaterinburg, Krasnodar et Tyumen se penchent sur des projets similaires.

Participants aux manifestations du « Jour de colère » sur la place Teatralnaya
© Vladimir Astapkovich / TASS

Comment rendre plus vertes d’autres villes russes ?

La demande d’un environnement urbain durable ne cesse de croître, estime Darya Tolovenkova. Selon elle, si auparavant les habitants de Kazan souhaitaient avoir des parcs confortables, ces trois dernières années, ils ont « formulé une demande pour des zones respectueuses de l’environnement et bénéfiques pour leur santé ». Afin de résoudre les problèmes environnementaux, la Russie devrait s’appuyer sur son héritage soviétique et sur l’expérience des villes européennes, estiment les experts interrogés par Plus-one.ru. C’est l’objectif visé par le projet franco-russe « La trame urbaine verte et bleue comme base de création de villes durables et intelligentes ». La série de séminaires qui se tiendra en 2021 est organisée par la Fédération Française du Paysage, le Ministère de la construction de Russie et Le Dialogue de Trianon. Des experts européens et des représentants de villes russes qui s’engagent sur la voie de la modernisation verte participeront aux discussions. « Les intervenants français parlent des aspects budgétaires et technologiques des projets. Tous les sujets sont pris en compte dans les moindres détails, jusqu’aux meilleures modalités de ramassage des feuilles mortes et d’arrosage des pelouses. Dans notre pays, nous dissertons souvent sur des projets tape-à-l’œil qui ne voient jamais le jour. Voilà pourquoi il est important d’échanger avec ceux qui mettent les idées en pratique. Entre une idée et sa mise en œuvre il y a un long chemin à parcourir », explique l’architecte en chef adjoint de Kazan. Début mai, le Rosprirodnadzor (le Service fédéral de supervision des ressources naturelles) a rejeté le projet de décret du gouverneur de la région de Volgograd, Andrey Botcharov, portant sur l’abattage des arbres des Plaines inondables de la Volga et d’Akhtuba– une réserve de biosphère de l’UNESCO – en vue de la construction d’un pont sur la Volga. Le chef adjoint du Service fédéral Amirkhan Amirkhanov a proposé de considérer des tracés alternatifs. Il semblerait qu’en Russie les idées vertes commencent enfin à devenir réalité.

Gueorguiy Kojevnikov


Cinq projets d’infrastructures vertes en Russie

Parc Krasnodar. Construit par le célèbre entrepreneur et propriétaire du FC KrasnodarSergey Galitsky en 2017. La conception du complexe a été élaborée par le bureau gmp Architekten. Les 22,7 hectares sont divisés en 30 zones, dont cinq plans d’eau, un jardin en gradins, une fontaine-patinoire, un parcours d’accrobranche et un parc d’escalade.

Parc de Galitsky à Krasnodar
© Vitaly Timkiv / TASS

Parc Zaryadye. Ce parc moscovite est divisé en quatre zones naturelles : paysage nordique, steppe, forêt mixte et prairies inondées. Le site dispose d’une salle de concert, d’un complexe d’exposition et d’un centre de médias. Le magazine Timea inclus Zaryadye dans la liste des 100 meilleurs endroits du monde.

Parc Zaryadye
© Valery Sharifulin / TASS

Le lac Kaban. Le projet de reconstruction des plans d’eau de Kazan est devenu un terrain de démonstration de l’application des techniques de préservation de l’environnement. Les équipes de spécialistes ont rétabli les mécanismes « d’autoépuration » du lac et ont replanté 12 000 plantes sur ses rives.

Lac Kaban
© flickr /Irina Yaneya

L’île de la Nouvelle Hollande. Un complexe de squares et de pavillons sur une île artificielle à Saint-Pétersbourg. Des espaces verts modernes ont été aménagés et plusieurs bâtiments historiques ont été restaurés.

Vue du bâtiment Bouteillesur l’île de la Nouvelle Hollande
© Anton Vaganov / TASS

Marais de Sestroretsk.Un éco-sentier près de la commune de Sestroretsk faisant partie de la municipalité de Saint-Pétersbourg. Premier cas en Russie d’intégration d’un marais dans l’infrastructure d’une grande agglomération.

Marais de Sestroretsk
© fiesta.ru