🇫🇷 Dans l’Union européenne, la transition agricole attendra

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Jill Wellington
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Alors que toutes les expériences de terrain montrent la vitalité et la compétitivité du secteur de l’agriculture biologique et des solutions agricoles fondées sur la nature, la résistance de l’agro-industrie éloigne la perspective d’une transition agricole en Europe. Pourtant, toutes les études scientifiques indépendantes démontrent l’extrême nocivité de l’agriculture « conventionnelle » tant pour les émissions de gaz à effet de serre que pour la biodiversité ou la santé humaine.

Des tisanes ! Pour soigner ses vignes, Jérôme Chardon leur administre des tisanes ! De la camomille, de la prèle, du saule, une décoction d’ortie à l’occasion… Ses 9 ha de vignoble sont situés dans le sud de la France, et il les conduit en biodynamie. La vigne est soignée à doses homéopathiques, les décoctions sont dynamisées, pour une meilleure oxygénation, avant d’être pulvérisées, les travaux sont programmés en fonction du calendrier lunaire. Un doux dingue, Jérôme Chardon ? Un farfelu ? Dans le canton, les sarcasmes allaient bon train il y a une quarante ans quand Dominique Chardon, le père de Jérôme, a choisi cette voie. Les producteurs voisins ricanaient volontiers. Les ricanements, désormais, appartiennent au passé. Les voisins aussi, d’ailleurs : faute de repreneurs, les exploitations environnantes ont périclité quand l’heure de la retraite a sonné pour les agriculteurs. Sauf… celles de la vingtaine de paysans bio réunis dans la coopérative Uni-vert, dont Jérôme Chardon est le gérant. Son vin, il le produit et le commercialise tout seul, dans sa cave, mais ses autres productions sont commercialisées par la coopérative : les tomates, les salades, les olives… Chaque année, Uni-vert traite 2 700 tonnes de légumes et de fruits. 7 millions de pieds de salade ! L’entreprise s’affiche comme l’un des leaders européens de la salade bio. Côté business, les farfelus et les doux dingues ne s’y prennent pas trop mal, hein ?

L’aventure a démarré avec le marché allemand : il y a trente ans, c’était le seul vrai  marché structuré du bio en Europe. La caractéristique des produits d’Uni-vert ? Le goût. « J’ai un Brevet de technicien supérieur en arboriculture, explique Jérôme. D’un bout à l’autre de mes années d’études, je n’ai pas entendu une seule fois le mot « goût » » !Alors chez les coopérateurs d’Uni-vert, les variétés sont sélectionnées avec soin, et tant pis si les tomates, fragiles, ne sont pas de celles qu’on fait voyager dans tout l’Europe, ou qu’on force en plein hiver.

Mais le goût, d’où vient-il ? Des variétés sélectionnées, bien sûr. Des cépages. Et du sol. « La notion de terroir est indissociable de celle de goût »,explique Jérôme Chardon. Et plutôt que de vous administrer une longue démonstration, il vous entraine dans sa cave et vous sert un verre de sa Clairette de Bellegarde : une appellation d’origine contrôlée dont il est l’un des quatre producteurs. La clairette est un cépage couramment cultivé dans le sud de la France. Mais la sienne… Minérale et fruitée à la fois, longue en bouche, un gras subtil… Ces nuances-là, seul le terroir particulier des Costières peut les produire. Le sol est fait de galets déposés par le Rhône qui jadis coulait ici. Ces galets, les « gress », favorisent l’infiltration des eaux de pluie et la formation de petites nappes phréatiques. Le jour, ils emmagasinent la chaleur du soleil, et la restituent la nuit. Ainsi la vigne est préservée du temps trop sec et des trop fortes amplitudes thermiques. Et puis, il y a le vent, qui aère les grappes et régule les excès d’humidité, donc les risques de pourrissement. Pour tirer le meilleur parti de ce terroir particulier, Jérôme Chardon invite ses vignes à pousser profond leurs racines, en travaillant la surface avec une charrue vigneronne pour supprimer les racines superficielles. Et pour favoriser l’infiltration des eaux, l’aération du sol qui accélère l’activité microbienne… et réguler au passage les herbes indésirables. Alors, le sol travaille, il n’est pas un simple substrat tout juste bon à absorber des engrais chimiques, mais un milieu vivant, complexe. Comme Jérôme Chardon, les paysans membres d’Uni-Vert bichonnent leurs sols, et leur épargnent les déversements d’insecticides et autres herbicides dont abuse l’agriculture conventionnelle. Pour cela, il faut ruser, expérimenter… Depuis cinq ans, Bertrand Féraud installe des nichoirs dans ses vergers, pour y héberger des faucons crécerelles : ce rapace est le meilleur ennemi du campagnol provençal, un charmant rongeur qui aurait tout pour plaire s’il ne ravageait pas les vergers et les racines des cultures maraîchères. Lui aussi travaille ses sols en surface : il a même pour cela élaboré un outil adapté à son tracteur. Ce scarificateur casse la croûte du sol sans le déstructurer. Et démolit chemin faisant les galeries de campagnol ! Après le faucon, Bertrand Féraud songe à proposer le gîte et le couvert à des colonies de chauves-souris : elles sont friandes du carpocapse, un papillon de nuit dont la larve décime les pommiers. Avec, toujours, le même objectif : épargner au sol et aux plantes les agressions liées à l’utilisation de la chimie lourde. Mobiliser, en priorité, les alliés naturels du paysan. De telles pratiques impliquent, pour l’agriculteur qui s’y livre, d’être en permanence à l’affut des techniques propres à améliorer ses résultats. Et de maîtriser une plus grande complexité que lorsqu’il s’agît d’ouvrir le catalogue d’un dealer de produits phytosanitaires pour pulvériser l’insecticide miracle ! « La modernité est de notre côté » revendiquent Bertrand Féraud et Jérôme Chardon. La performance économique et sociale aussi : sur son exploitation, Jérôme Chardon emploie 15 personnes à l’année. En agriculture traditionnelle, il fournirait du travail, au plus, à 6 salariés… saisonniers !

A considérer le succès de Jérôme Chardon et d’Uni-Vert, on se demande évidemment pourquoi ce modèle-là, celui de l’agriculture biologique, qui répond aux défis du dérèglement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, et qui relève donc des solutions fondées sur la nature, ne constitue pas le modèle dominant de l’agriculture européenne voire mondiale.

Pour ses adversaires, l’agriculture biologique, pour sympathique qu’elle soit, serait incapable de nourrir toute la population de la planète. Pourtant, une étude récemment publiée dans la revue scientifique One earthdémontre la possibilité de nourrir la population européenne prévue en 2050 sans importations d’aliments pour animaux et avec la moitié du niveau actuel des pertes d’azote dans l’environnement. Trois conditions à cela, selon les auteurs de l’étude : un changement de régime alimentaire vers moins de produits animaux et un recyclage efficace des excréments humains ; la généralisation de systèmes de rotation des cultures biologiques spécifiques à chaque région, impliquant des légumineuses fixatrices de d’azote, permettant de se passer d’engrais azotés de synthèse ; et la reconnexion du bétail avec les systèmes de culture permettant une utilisation optimale du fumier.

Mais voilà : après la Seconde Guerre mondiale, l’évolution du système agroalimentaire européen a été marquée par l’intensification de l’utilisation d’engrais de synthèse, la spécialisation territoriale et l’intégration dans les marchés mondiaux de l’alimentation humaine et animale. Cette évolution a entraîné une augmentation des pertes d’azote dans les milieux aquatiques et dans l’atmosphère, ce qui, malgré le renforcement des réglementations environnementales, continue de nuire aux écosystèmes et au bien-être humain, voire à la santé des populations. En sept décennies, tout un secteur agro-industriel transnational s’est constitué, auquel les protagonistes restent extrêmement attachés, et dont ils refusent le plus souvent d’envisager la fin voire seulement la transformation.

Résultat : chaque pas en avant est suivi de deux pas en arrière. L’exemple le plus flagrant est celui des néonicotinoïdes. Cette classe d’insecticides, parmi les plus répandus dans le monde, est réputée pour détruire les insectes pollinisateurs, en particulier les abeilles, et en remontant la chaine alimentaire les oiseaux insectivores. Cela avait conduit le parlement français à décider, dans une loi votée en 2016, que l’utilisation des néonicotinoïdes serait interdite en France à partir de 2020. Mais la filière de la betterave sucrière, extrêmement puissante dans le nord de la France, a tiré argument de la présence d’un virus affectant la betterave d’une maladie (appelée « jaunisse ») pour remettre en cause cette interdiction. Et en 2020, le parlement a voté une nouvelle loi rétablissant l’autorisation d’utiliser les néonicotinoïdes. Pourtant, en juin 2021, l’Agence nationale de sécurité des aliments identifiait 22 alternatives à l’usage de ces molécules…

Les pesticides, parmi lesquels les néonicotinoïdes, sont destructeurs pour les insectes, les oiseaux, et la biodiversité en général, mais aussi, pour la santé humaine ! Il existe une « présomption forte » de lien entre l’exposition professionnelle à ces produits et six maladies graves, dont certains cancers et des troubles du cerveau, selon une vaste expertise française publiée fin juin. Les six pathologies sont trois types de cancer (prostate, lymphomes non hodgkiniens, myélomes multiples), la maladie de Parkinson, les troubles cognitifs et une maladie respiratoire évolutive, la BPCO, selon l’expertise réalisée par l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). Pour les quatre premières, la « présomption forte » de lien avec l’exposition professionnelle à certains pesticides avait déjà été mise en évidence lors de la précédente expertise de l’Inserm, en 2013. A la lumière des dernières connaissances scientifiques, cette liste passe de quatre maladies à six: troubles cognitifs (altération des fonctions cérébrales telles que la mémoire ou le raisonnement, pouvant évoluer vers la démence) et BPCO s’y ajoutent dans la mise à jour du rapport, dévoilée cette année par l’organisme de recherche public. Pour cela, l’Inserm n’a pas lui-même réalisé de mesures, mais a analysé l’ensemble de la littérature scientifique existante, soit quelque 5.300 résultats d’études.

Pourtant, le recours à des alternatives aux pesticides n’est pas pour demain dans l’Union européenne : cédant aux exigences des puissantes organisations agricoles « conventionnelles » et de l’industrie phytosanitaire, le Conseil des ministres européens a adopté un budget de 383 milliards d’euros pour les 7 années à venir, que les organisations non-gouvernementales et une grande partie des eurodéputés ont jugé « désastreux », dénonçant un « statu quo » au profit de l’agriculture industrielle.

La transition écologique et le recours aux solutions agricoles fondées sur la nature risquent de rester encore longtemps, dans l’Union européenne, des vœux pieux.