Une table ronde aux allures de veillée d’armes : tout à coup, l’urgence est là, palpable dans une salle parisienne où du producteur de pomme de terre au distributeur, l’ampleur du défi face au changement climatique les saisit tous.
Loin des anciennes causeries comptables d’une filière d’excellence – la France d’Antoine-Augustin Parmentier qui apprivoisait le tubercule américain au 18e siècle est depuis devenue le premier exportateur mondial – la rencontre, cette semaine, vise à bâtir un plan de bataille face à une menace inédite. « Il nous faut trouver les moyens d’anticiper et combattre les urgences liées au changement climatique. Nous portons une part de responsabilité dans ce changement et nous le subissons parfois de façon violente », attaque d’emblée Luc Chatelain, président de l’interprofession de la pomme de terre (CNIPT). Pour l’occasion, la filière a invité un chercheur, Bertrand Valiorgue, professeur de stratégie et gouvernance des entreprises dans une grande école de Lyon et auteur de Refonder l’agriculture à l’heure de l’Anthropocène. Pendant trente minutes, le chercheur dessine le portrait d’une agriculture dans une Terre plus chaude de 1,5 à… 4°C – le pire scénario. « Le changement climatique, c’est beaucoup plus qu’une simple augmentation des températures, c’est une transformation des océans, de la lithosphère (sols), de l’atmosphère », explique-t-il. Avec pour conséquence la multiplication des sécheresses ou pluies extrêmes, la prolifération de ravageurs, avec « l’émergence de nouvelles pathologies pour les cultures ». Il rappelle que lors de la canicule de 2003, la France a subi quinze jours à 29°C. « Si nous ne faisons rien », prévient-il, « on pourrait cumuler sur une année 80 jours à 33°C. Dans ces conditions, qu’est-ce qui pousse? ». Un grand murmure d’effroi parcourt la salle.
« Pas une démarche écolo »
Le supplice n’est pas terminé. Bertrand Valiorgue projette des images de la belle plaine de Limagne, avec ses alignements de betterave, blé et maïs, au pied des volcans d’Auvergne. « Aujourd’hui, la betterave a disparu » pour migrer plus au nord et « les agriculteurs se demandent: que semer demain? » Enfin, le temps des solutions se profile. « Il faut agir dans deux directions: atténuer (les effets du réchauffement) et adapter (l’agriculture) ». Le chercheur propose de développer partout une « agriculture régénératrice, qui seule peut tenir ces deux objectifs », en « produisant des denrées alimentaires tout en préservant » l’écosystème. « Ce n’est pas une démarche écolo, on fait ça pour permettre à des agriculteurs de maintenir des conditions de production moins dégradées », assure-t-il. « Il faut que vous mettiez sur pied une filière de pommes de terre à impacts positifs pour le sol, l’air, l’eau… » Pour la pomme de terre, culture dont il est difficile de réduire l’empreinte carbone car elle est extraite du sol – contrairement aux céréales à paille dont une partie revient à la terre -, les pistes sont à creuser « à l’échelle de l’exploitation », où la pomme de terre avoisine souvent blé, betteraves ou carottes. La salle cherche des solutions. Il faudrait « limiter » les engrais chimiques et les pesticides, « planter des haies », « protéger le sol » entre deux cultures, et « investir massivement » dans la recherche génétique.
« Grenelle de la patate »
« On a besoin de mieux connaître le sol », lance un agriculteur. Cyril Hannon, ingénieur agronome, répond qu’il y travaille chez Arvalis (institut technique du végétal): « Il faut trouver un équilibre, parce que plus de matière organique dans le sol, c’est aussi peut-être plus de parasites ». La génétique aidera à trouver « une patate plus résistante », mais « cela peut prendre dix ans », souligne l’ingénieur. D’ici là, il faut aider la filière à « supporter les risques », plaide un négociant. « A un moment, il va falloir choisir entre climat et pouvoir d’achat », souffle un producteur. Tout le monde est d’accord, mais le consommateur lui, réclame encore des pommes de terre lisses, sans points noirs, rappelle Justine Gomez, chargée de mission agroécologie chez Carrefour. Plusieurs appellent à lancer « un Grenelle de la patate ». « N’est-ce pas ce que nous faisons ? » répond Luc Chatelain. « On se rend compte qu’on est déjà dans une démarche régénératrice sans le savoir. C’était plutôt tourné vers la productivité, mais finalement, cela rejoint la recherche d’une filière à impact ».