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Trois questions à Frédéric Le Manach, directeur scientifique de Bloom

ANES : l’association Bloom, ONG « dévouée aux océans et à ceux qui en vivent », vient d’introduire devant le tribunal administratif de Paris un recours pour enjoindre l’Etat à lui communiquer des données précises concernant l’attribution de subventions au secteur de la pêche. Quel est l’enjeu de cette action ?

Frédéric Le Manach : l’enjeu est très simple, il est de savoir comment l’argent public est utilisé, qui récupère l’argent, et pour en faire quoi. Il y a un certain nombre d’objectifs, réglementaires ou non, au niveau européen ou international, tels que l’interdiction des méthodes de pêche destructrices, la lutte contre la pêche illégale, ou contre la surpêche. Ces objectifs sont inscrits dans le règlement de la politique commune de la pêche en Europe ou les Objectifs du développement durable au niveau des Nations-unies : le premier de ces textes est contraignant, le deuxième ne l’est pas. Or, contraignants ou pas, ces règlements ne sont pas du tout respectés.

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Sur le terrain nous voyons le développement de méthodes de pêche telles que la pêche électrique ou la senne danoise qui sont ultra-efficaces… c’est-à-dire ultra-destructrices pour les populations de poissons et les pêcheurs artisans ! Et ce que nous constatons, c’est que l’argent public est mis au service des industriels, qui ont un impact colossal sur l’environnement, qui détruisent l’emploi parce qu’ils cherchent l’augmentation de la rentabilité économique plutôt que de payer des charges sociales.  On a donc des subventions publiques qui servent à détruire l’emploi et à détruire l’environnement ! Obtenir les données brutes, avec toute l’information que nous pourrons y lire en les analysant nous-mêmes au lieu d’accepter les agrégations qui sont faites par les Etats, nous permettra de voir si l’argent public est utilisé à bon escient ou non… ce dont, franchement, nous doutons un peu ! Nous sommes en conflit depuis plus de quatre ans avec l’administration française, qui refuse de nous transmettre les données brutes et complètes. Les forcer à la transparence est le seul moyen d’obtenir ces données et de disposer d’un panorama complet de l’utilisation de l’argent public dans le secteur de la pêche.

ANES : votre demande porte sur toutes les subventions attribuées aux pêcheurs ?

Frédéric Le Manach : non, seulement sur ces fonds structurels européens et en particulier le Fonds européen à la pêche qui a été actif entre 2007 et 2016. Elle ne porte pas sur les aides d’Etat ou des collectivités locales ou sur les aides antérieures. Bien qu’il s’agisse de fonds européens, leur gestion relève de la compétence des Etats-membres. 

Jusqu’en 2006, la Commission européenne avait les prérogatives de gestion et d’agrégation des données, et nous communiquait d’excellentes informations. Depuis 2007 ce sont les Etats-membres qui sont en charge de la communication et de l’analyse des données, et plus rien ne va ! Nous avons fait des demandes à la commission pour exiger des données correctes, mais ils n’ont plus les capacités humaines pour analyser les données. Ils sont donc contraints de croire ce que les Etats-membres leur transmettent. Tant qu’il n’a pas été prouvé qu’il y a eu une utilisation indue des fonds publics ils ne peuvent pas ouvrir d’enquête. C’est donc aux citoyens ou aux ONG comme Bloom de prendre les choses en main et de prouver qu’il y a eu des mauvais usages pour que la Commission européenne s’en saisisse. Dans le cadre de la campagne contre la pêche électrique que nous menons mène depuis 2017, nous avons obtenu que l’Etat néerlandais publie le même type de données que celles que nous demandons à l’Etat français. Ils ont fini par les publier. Et quand nous avons analysé ces données nous nous sommes aperçus que derrière les jolis éléments de langage utilisés par le gouvernement sur l’innovation, l’Accord de Paris, la pêche durable, etc, ils finançaient en fait la pêche électrique. L’analyse des données brutes, non traitées et non agrégées par les gouvernements, est vraiment le seul moyen de mettre en évidence ces éléments. En Hollande nous n’avons pas été jusqu’à saisir la justice, parce que le simple fait que des journalistes passent des coups de téléphone à l’administration pour dire « il y a un règlement européen qui oblige à transmettre les données et elles n’apparaissent nulle part en ligne » a suffi pour qu’en quelques mois les données soient rendues publiques La pression médiatique a été suffisante. De même en France, quelques heures après les premiers retours médias sur notre recours en justice, nous avons reçu un courrier de la Direction des pêches maritimes indiquant qu’ils nous envoyaient en pièce jointe les fichiers demandés. Sauf que ces fichiers joints sont des fichiers que nous avons déjà depuis 2017, et qu’il s’agit encore de données agrégées qui ne nous apprennent pas grand chose ! Mais la « coïncidence » nous montre que la pression médiatique fonctionne très bien…

ANES : si, comme vous le soupçonnez, les données que vous réclamez révèlent que des subventions ont été allouées illégalement, vous serez conduits à saisir à nouveau la justice…

Frédéric Le Manach : nous ne nous interdisons rien. Si nous parvenons à obtenir les données et qu’elles établissent  que des subventions étaient illégales, nous le ferons savoir et nous agirons en conséquence. Le fait que l’administration refuse obstinément de transmettre  des informations détaillées et complètes est quand même assez louche. Si elle n’avait rien à se reprocher et faisait tout  parfaitement selon les règlements européens ou les engagements internationaux, elle serait plus disposée à transmettre largement les données pour que tout le monde puisse communiquer positivement sur la qualité de sa gestion ! Le fait qu’ils bloquent à ce point-là depuis quatre ans, en dépit de plusieurs avis très clairs de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), que nous avions saisie, montre qu’il y a des problèmes dans les subventions. 

La Cour des comptes a produit en 2010 un rapport sur l’utilisation des fonds publics dans le secteur de la pêche en France. Le dossier a été caché pendant pas mal de temps, il a fini par « fuiter » dans l’Obs en 2013. La conclusion de la Cour des comptes était accablante. L’administration n’administre pas, les fonds sont saupoudrés à qui veut récupérer de l’argent public, sans contrôle. La Direction des pêches ressemble à un navire qui navigue de nuit sans capitaine. C’est aussi  la perception que nous avons. La Cour des comptes a déjà mis en lumière ces problèmes mais ça n’a pas été plus loin que ça… Neuf ans après ce rapport de la cour des comptes, on en est toujours au même point.

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Propos recueillis
par Jean-Jacques Fresko