Trois questions à Corine Pelluchon, Philosophe, auteur de Ethique de la considération (Seuil)
ANES : Vous étiez hier la première invitée des nouveaux Petits-déjeuners de la Fabrique écologique, pour parler de votre tout dernier ouvrage qui porte sur l’éthique de la considération. Cette notion est-elle une extension à tout le vivant de l’éthique du « care » qui a fait son apparition il y a quelques années dans le débat public ?
Corine Pelluchon : Absolument pas. L’éthique du « care » est liée aux soins, à la sollicitude, c’est aussi une forme de la rationalité pratique qui engage une réponse narrative et contextualisée aux besoins spécifiques des personnes, et qui peut effectivement être étendue aux autres vivants et au monde. L’éthique de la considération décrit une nouvelle éthique des vertus où j’insiste sur les traits moraux qu’il s’agit d’encourager, et ça c’est en effet un point commun avec l’éthique du « care » qui n’est pas seulement liée aux principes, aux règles, mais qui s’attache aussi aux traits moraux et à la composante affective du jugement moral. Toutefois, la grande différence, c’est que je ne décris pas seulement des émotions, ni même une forme de rationalité pratique, mais indique les conditions d’une transformation de soi indispensable à l’intégration au coeur de son bien propre des intérêts des autres. Cette transformation de soi est un processus qui engage un mouvement d’auto-subjectivation liée au choix de certains biens qui définissent l’autonomie morale et un mouvement d’élargissement du sujet ou individuation qui ne relève plus seulement du plan de l’éthique, mais du rapport au monde commun et de l’existential. La considération désigne une attitude globale sur laquelle se fondent les vertus au sens des Anciens (le courage, la justice, la tempérance, la prudence), mais la considération n’est pas elle-même une vertu. Contrairement aux éthiques des anciens, celle d’Aristote notamment, la considération se fonde sur une expérience de l’incommensurable, que je ne rapporte pas à Dieu, contrairement à Bernard de Clairvaux qui parle lui-même de considération. La considération pour lui, c’est le rapport à la transcendance, à la « trans-ascendance », c’est le rapport à Dieu qui permet à l’individu de garder la mesure et d’être conscient de sa finitude. Pour ma part ,je remplace ce rapport à la transcendance par un rapport au monde commun. C’est ce que j’appelle la « trans-descendance » : ce monde commun qui m’accueille à ma naissance, qui survivra à ma mort individuelle, et qui est fait des générations passées, présentes et futures, du patrimoine naturel et culturel et des animaux, me dépasse, mais il fait aussi partie de moi. J’en ai d’une certaine manière l’expérience quand j’approfondis ma condition charnelle, engendrée ; j’éprouve mon appartenance à ce monde plus et la proximité que j’ai avec les autres êtres vivants devient un savoir vécu qui change ma manière de percevoir le monde, moi-même, et aussi mes émotions. Je décris ce processus de transformation de soi qui s’opère à la fois sur le plan des représentations et de la rationalité et sur le plan des affects, de la manière de se sentir et de sentir le monde, voire sur le plan des couches les plus primitives du psychisme.
ANES : c’est une réflexion philosophique sur l’humain qui vous a conduit à l’animal, ou le contraire ?
Corine Pelluchon : J’ai beaucoup travaillé en éthique médicale, sur la fin de vie, la vulnérabilité, l’accompagnement des malades souffrant de déficits cognitifs et ai été au contact des malades et des soignants auxquels désormais j’enseigne à l’université Paris-Est-Marne-La-Vallée. J’ai travaillé, pour écrire L’autonomie brisée ( PUF, 2009) sur la reconfiguration de l’autonomie, de l’identité, qui est au cœur de l’accompagnement de ces personnes. Je suis par ailleurs philosophe politique, mais une philosophe politique un peu particulière : je ne travaille pas seulement sur LA politique (les institutions, le pouvoir…) mais sur LE politique, qui vient avant la question de savoir à qui confier le soin de faire des lois et engage une réflexion sur les dispositions morales et le choix des biens permettant de soutenir les institutions, notamment les institutions démocratiques. J’articule à la théorie politique une réflexion sur la condition humaine qui doit beaucoup à une phénoménologie de la corporéité (la vulnérabilité, mais aussi le « vivre de », le plaisir pris aux nourritures). La prise en compte de la naissance, de notre condition d’être engendrés, ce que la mortalité fait à la vie, permet de rafraîchir le sens de l’existence. Au lieu de penser l’humain comme un individu défini surtout par la liberté, ce qui est le fondement du contrat social classique de Rousseau à Rawls, je souligne la condition matérielle de notre existence. Quand je mange, je suis toujours en contact avec des individus humains et non humains, j’ai un impact sur les modes de production et d’échange, et donc vivre c’est « vivre de » et aussi « vivre avec « . Comme je l’ai montré dans Les Nourritures. Philosophie du corps politique ( Seuil, 2015), les finalités du politique ne peuvent plus se borner à la coexistence des libertés individuelles ( la sécurit) ni à la réduction des inégalités iniques, mais la protection de la biosphère, le souci pour les conditions d’existence des générations futures et des animaux font partie des devoirs de l’État. La considération ajoute une dimension à ce travail. On peut la résumer en une formule : « vivre de », c’est « vivre avec », mais aussi « vivre pour ». La considération désigne le fait que je ne vis pas seulement pour moi, et qu’il y a à l’horizon de mes pensées et de mes actes l’idée de transmettre un monde habitable. Quand je parle de « trans-descendance », il faut aussi entendre notre « descendance », c’est-à-dire les générations futures et le monde que nous transmettons. Enfin, j’ai commencé par les humains, mais effectivement très vite, en travaillant sur la vulnérabilité, j’ai été amenée à intégrer au cœur de mon travail la cause animale, qui m’avait déjà concernée avant que je ne publie L’autonomie brisée en 2009. Je suis, en effet, végétarienne depuis 2003, et cette question est devenue centrale dans ma vie en 2005 ; je suis devenue végane il y a deux ans. En un mot, je ne sépare pas l’animalisme de l’humanisme que, de livre en livre, et notamment dans Éléments pour une éthique de la vulnérabilité ( Cerf, 2011) je tente de rénover de manière précise ( ce n’est pas un slogan). Il y a donc bien eu, effectivement, un élargissement de mes centres d’intérêt, des humains à la nature et aux animaux, mais en partant ce qui est au cœur de la condition humaine, la mortalité, la naissance, la faim, la fatigue, la vulnérabilité, le plaisir… tout ce que nous avons en commun avec les animaux, bien que nous soyons aussi très différents d’eux ! Au-delà de la question de savoir quel est le statut moral et juridique des animaux, il s’agit de s’interroger sur ce que nos usages des autres vivants dise de nous, car ce que nous faisons aux animaux est un coup de projecteur sur notre modèle de développement qui est extrêmement violent et même sur la déshumanisation qu’il génère.
ANES : Quand on parle de droit animal, la question de l’anthropomorphisme se pose très vite…
Corine Pelluchon : Il n’y a pas d’anthropomorphisme. Les droits sont conférés par l’humain, les droits, ça n’existe pas dans la nature ; c’est un outil, une manière de cartographier le réel. Les droits des animaux sont anthropogéniques, mais nous n’en sommes pas la source exclusive et, en ce sens, ils n’ont pas à être anthropocentriques. On peut dire que les obligations concrètes que nous avons à l’égard des animaux, le fait de reconnaître que nous ne pouvons pas faire tout ce que nous voulons aux animaux, ne sont pas déterminées par notre point de vue utilitaire, mais par la structure des animaux. Ils ont des besoins éthologiques et une individuation. Même si on est en situation de les détenir, leurs besoins éthologiques limitent de l’intérieur notre droit de les détenir et de les exploiter comme bon nous semble. Les droits des animaux, que nous leur conférons, traduisent en termes juridiques ce que les animaux sont en droit d’attendre de nous compte tenu de leurs besoins éthologiques, de leur subjectivité et de leurs préférences individuelles, de leur désir de vivre avec nous ou pas. Le droit est une construction théorique qui nous permet de déterminer les limites au-delà desquelles nos actions deviennent moralement problématiques et doivent être sanctionnées. Ces limites, on ne les définit pas seulement du point de vue de l’humain actuel. Plus généralement, la limite de ma liberté n’est pas seulement l’autre humain actuel ; les écosystèmes, les autres espèces et les animaux pris individuellement et avec lesquels nous partageons la Terre comptent. De la même façon, on ne peut pas saccager la nature ni détruire le patrimoine culturel ou les richesses d’un pays sans penser aux conditions de vie des générations futures, des personnes qui ne sont pas encore nées mais qui sont à prendre en compte quand nous réfléchissons aux limites de notre action et tentons de définir une sagesse d’habitation de la Terre. La souveraineté de l’humain sur la nature et les autres vivants n’est pas absolue.
Propos recueillis
Par Jean-Jacques Fresko