Trois questions à Catherine Larrère, Philosophe, co-directrice de l’ouvrage collectif Penser l’Anthropocène
ANES : vous avez dirigé la publication de Penser l’Anthropocène, volumineux ouvrage collectif issu du colloque « Comment penser l’Anthropocène » qui s’est tenu au Collège de France les 5 et 6 novembre 2015. Comment est née l’idée de ce colloque ?
Catherine Larrère : elle est partie de la Fondation pour l’écologie politique, que je présidais à l’époque. Nous étions en contact étroit avec Pierre Ducret, de la Caisse des dépôts, qui nous a dit : « il faut profiter le la COP 21 pour organiser un colloque qui montrera la place de la philosophie française dans la question climatique ». Nous avons donc commencé à travailler, avec Philippe Descola et l’équipe de la Fondation, autour de cette notion d’Anthropocène. Nous avons fait un appel à communications, et nous avons reçu dix fois plus de propositions que nécessaire ! Alors que d’ordinaire on obtient tout juste ce dont on a besoin… Et quand le colloque a été annoncé, nous avons dû très vite interrompre les inscriptions : il y avait beaucoup trop de demandes. J’en ai tiré une conclusion évidente : l’Anthropocène, ça marche ! C’est un mot qui attire. Tous ceux qui s’intéressent aux questions environnementales aimeraient tellement que les gens comprennent que ce n’est pas une affaire sectorielle, que c’est l’ensemble de notre vie qui est affectée par les questions écologiques ou environnementales. L’Anthropocène, c’est son grand mérite, exprime cette idée-là.
ANES : pourtant, vous avez des réserves…
Catherine Larrère : moi qui suis philosophe, formée à beaucoup de rigueur et d’exigence, je pense qu’en dépit de ses attraits c’est un mauvais mot. Il est là pour dire « regardez où l’humanité nous a menés »… mais il se lit comme une exaltation de l’humanité : « regardez comme nous sommes tout-puissants » ! Et c’est ce qui fait son succès. C’est assez énervant, vous ne trouvez pas ?
Quand j’ai commencé à entendre parler d’Anthropocène, je me suis dit « on va enfin sortir du dualisme entre nature et société, entre nature et histoire humaine. On va comprendre qu’il n’y a pas la nature d’un côté et les hommes de l’autre, on va sortir de la modernité ». Mais je me suis rendu compte que pour beaucoup de gens c’était « l’homme est devenu maitre de la nature », et que la présentation même de l’Anthropocène recourait à un vocabulaire dualiste : les forces humaines l’ont emporté sur les forces naturelles. Dans un premier temps j’ai pensé qu’ils n’avaient rien compris, mais en fait c’est ça la vérité des choses, et c’est ça l’ambiguïté : Anthropocène, ça veut dire à la fois « les humains sont partout, ils n’ont jamais été aussi puissants », et en même temps ils sont totalement impuissants : on est bien incapables de faire revenir les choses en arrière. Le mot dit les deux choses à la fois, avec une espèce de narcissisme.
ANES : et puis, c’est un concept très occidental, ou « occidentalo-centré »…
Catherine Larrère : ce colloque a fait émerger toute une série de critiques de l’Anthropocène. Certaines étaient déjà connues : on parle de l’âge de l’homme comme si c’était l’humanité tout entière qui avait causé ce basculement de la Terre vers un nouveau temps géologique, alors qu’en fait c’est le capitalisme. Certes, il est un peu bizarre de dire que l’humanité tout entière serait responsable d’actions techniques qui ont précipité le changement climatique et l’érosion de la biodiversité, alors que c’est l’occident, et un occident animé par la recherche du profit et de la domination. Mais en parlant de « capitalocène », on met surtout l’accent sur le déterminisme technique : on pense que c’est le charbon, le pétrole, l’industrialisation qui ont tout orienté, on laisse un peu de côté les rapports sociaux. Il faut mieux rendre compte du fait que le capitalisme ne commence pas en Angleterre à la fin du 18è siècle, mais dès la mainmise sur le monde par Christophe Colomb ! Cette approche-là permet de plus inclure les gens.
La deuxième réserve c’est que tout centrer sur capitalocène ou (ou « technocène », ou « britannocène ») c’est laisser entendre une fois de plus que les autres peuples du monde ne font pas partie de l’histoire. On ne peut les intégrer que comme victimes, et on ne leur donne pas accès à leur mode d’action. Je n’aime pas les histoires qui s’écrivent uniquement en terme de victimisation.
Ce que le colloque ajoutait, et Descola y a joué un rôle essentiel, c’est donc que dans les deux cas, action humaine ou action capitaliste, cette vision des choses est occidentale. Cela ne rend pas compte de la diversité des peuples. Je m’en suis rendu compte l’année d’après : je suis allée à un colloque à Santiago du Chili, qui rassemblait des Américains, des Européens et des sud-Américains, il y a eu une table-ronde sur l’Anthropocène. Elle n’a intéressé que les Américains et les Européens. Les sud-Américains, eux, s’en fichaient un peu. Et puis, qu’en est-il des femmes là-dedans ? De ce point de vue-là l’intervention d’Emilie Hache, qui proposait un récit éco-féministe de l’Anthropocène, a été un temps fort du colloque.
L’alternative à la vision qui, hors de l’occident, ne donne place qu’aux victimes, c’est la politique, c’est Joan Martínez Alier, militant de la dette écologique, professeur d’économie et d’histoire de l’économie à l’Université de Barcelone, qui s’intéresse à la relation entre les conflits sociaux liés à l’environnement et les divers langages de détermination de la valeur. Il parvient ainsi à articuler le champ théorique de l’économie écologique, et celui de l’écologie politique. Il réalise un Atlas de la justice environnementale, c’est-à-dire qu’il fait un tour du monde des conflits environnementaux. L’idée c’est que les gens là où ils sont, en Afrique, en Asie, ne sont pas seulement les victimes passives d’une détérioration de l’état de la planète, ils se battent pour maintenir leur milieu de vie, et continuer à vivre comme ils en ont envie. Et il faut continuer à vivre, et à vivre le mieux possible…
Propos recueillis
par Jean-Jacques Fresko