Il est gros, moche, engloutit de tout et règne sur les grandes rivières. Mais le silure est-il le monstre parfois décrit, fatal aux poissons migrateurs ? En Dordogne, des pêches ciblées de ce « poisson chat » géant visent à évaluer son impact réel sur la biodiversité, et la part du mythe.
La Dordogne, « une des dernières grandes rivières de France à jouir des huit poissons migrateurs européens« , s’inquiète pour ses saumons, anguilles, aloses, lamproies, esturgeons, explique Roland Thieleke, directeur de l’Etablissement public territorial de la Dordogne (Epidor). Ces « sentinelles de la biodiversité, très sensibles, sont en première ligne du point de vue de la fragilité, et de l’accumulation des emmerdes« , entre barrages, pêche, pollution, dégradation de l’habitat. Et, donc, silure. En Basse Dordogne, le silure (Silurus glanis) passe un sale printemps. Au pied des barrages de Mauzac-et-Castang, Tuillières, Bergerac, des filets, cordeaux, nasses tentent depuis 2020 -et pour 3 ans- de prélever un maximum de ce prédateur venu d’Europe de l’Est, pour voir si les poissons migrateurs s’en portent mieux. Le corps-à-corps est bref, mais vigoureux, intense, brisant la paisible surface de la Dordogne au petit matin. Saisi à pleines mains par la gueule, le poisson pris au cordeau est hissé -« une fois que la lourde tête est passée, le reste bascule… » Et l’intimidante masse de 1,75 m pour 35 kilos gît au fond de la barque, agitée encore aux pieds des pêcheurs.
L’enquête, pour l’heure, se concentre sur le pied des barrages, où fonctionnent, mais imparfaitement, des « ascenseurs » ou « passes à poissons ». Les poissons les moins agiles tournent en rond, cherchent l’accès, et sont soit avalés par le silure, soit effarouchés, bref empêchés de remonter la rivière pour se reproduire. « Il ne s’agit pas d’essayer d’éradiquer ou réguler le silure sur la Dordogne, l’expérience prouve que c’est utopique d’essayer d’enlever une espèce qui s’est introduite et acclimatée« , pose Pascal Verdeyroux, chargé de mission à l’Epidor. « Mais on veut expérimenter si une gestion localisée est faisable et pertinente« . Sur la barque, sitôt le silure remonté, un pêcheur enfonce jusqu’à l’épaule son bras dans la gueule béante aux mini-dents comme des « râpes ». De l’estomac il ressort une jeune anguille, entière. Un flagrant délit. Ce carnivore opportuniste, qui peut atteindre 2,70 m pour plus de 100 kg, mange des poissons de toutes espèces -y compris la sienne-, mais aussi grenouilles, rats, petits ragondins, voire des canards, pigeons surpris sur la berge, en mode « échouage d’orque » qui ajoute aux fantasmes. « Ca a très mauvaise réputation, ça a une sale tronche, c’est gros, c’est gluant (sans écailles, NDLR), c’est tout ce qu’on voudra, ça bouffe de tout. Ca peut faire un peu peur…« , résume Jean-Michel Ravailhes, président de la Fédération de Dordogne pour la pêche et la protection du milieu aquatique.
« Mais ca me gêne un peu de faire du silure un bouc émissaire. Il ne faudrait pas qu’il soit l’arbre qui cache la forêt« , s’agace-t-il en pointant du doigt la ponction réalisée sur les migrateurs, selon lui, par la pêche en aval en Gironde. Quoi qu’il en soit, le silure, introduit -par l’homme- dans les années 70-80, « est là pour rester« . Ce poisson qui déchaîne les passions a d’ailleurs ses quelques fans, amateurs de pêche sportive, qui viennent parfois de loin, car avoir 70-80 kg au bout de la ligne, « c’est fort en sensations« . Et depuis peu, « ça se mange. Des restaurants locaux se sont mis à valoriser ce poisson, avec différentes recettes. D’année en année, on a de plus en plus de demandes« , observe Patrick Ceccheto pêcheur professionnel agréé. Vincent Arnould, chef étoilé à Trémoulat, vante ce poisson « intéressant« , sans arête, à la chair ferme rappelant la lotte. « Il marche bien en beignets, poché, rôti, avec des goûts relevés, un peu épicés, exotiques, et à merveille avec une sauce au vin« . Il lui prédit un bel avenir dans les cantines. « Les gamins sont moins arrêtés que les adultes sur certaines choses« . Et si en plus c’est bon pour la biodiversité…