Guerre en Ukraine : le scientifique qui mesure l’hécatombe des dauphins 

Manon-François

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Concentré, l’oeil rivé au loin, Ivan Roussev arpente un bout de plage de la mer Noire, à la recherche d’une forme échouée qui paraîtrait anormale. Soudain, il se précipite : peut-être une carcasse de dauphin, comme il en a retrouvé par dizaines depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine.

Fausse alerte. « C’était un enchevêtrement de filets rejeté par la mer », annonce-t-il d’un ton joyeux. Aujourd’hui, la quête est vaine et le scientifique ne cache pas son soulagement.  Visage buriné, chapeau ramené d’aventures passées en Asie centrale, M. Roussev, 63 ans, est le directeur scientifique du parc national des Lagunes de Touzly, 280 km2 de côtes protégées en Bessarabie, zone historique isolée de la région d’Odessa, dans le sud-ouest de l’Ukraine.  L’endroit pourrait sembler paradisiaque avec ses plages de sable fin et son eau transparente. Mais chaque jour, quand il part faire son inspection matinale dans ce territoire quadrillé par l’armée, longeant des mines antichar déposées au bord du chemin, Ivan Roussev se demande s’il va retrouver un nouveau dauphin.  « L’année dernière, sur nos 44 kilomètres de côte, on a retrouvé en tout et pour tout trois dauphins », dit-il à l’AFP: « Cette année, sur les seuls cinq kilomètres où on a le droit d’opérer, on en a déjà récupéré 35. »  Impossible en effet de savoir précisément combien se sont échoués ailleurs dans le parc. Par crainte d’un débarquement russe après le déclenchement de la guerre en février, l’armée ukrainienne y a pris position, en interdisant la majeure partie aux employés du parc.

Sonars surpuissants

Mais le bilan est « terrifiant », insiste M. Roussev, originaire de la région et qui a commencé dès le premier jour de l’invasion russe à recenser les effets de la guerre sur la faune et la flore, dans un journal de bord très suivi sur Facebook.  Les premiers mammifères se sont échoués dès mars. Il fallait faire vite pour documenter ces morts : les chacals sont nombreux et une carcasse de dauphin ne passait jamais la nuit.  Puis, explique-t-il, « on a commencé à communiquer avec nos collègues turcs, bulgares, roumains, et tous font le même constat : il y a un nombre énorme de dauphins morts depuis le début de la guerre ».  La Fondation turque pour la recherche marine (Tudav) s’est déjà inquiétée en mars d’une « hausse inhabituelle » des décès de dauphins retrouvés sur la côte turque de la mer Noire.   M. Roussev avance un chiffre, « 5.000 dauphins tués selon les données recueillies », soit près de 2% de la population totale de ce cétacé en mer Noire.  Estimés à deux millions au milieu du 20ème siècle, les trois espèces de dauphins qui peuplent cette mer quasi-fermée ont souffert pendant des décennies de la pêche et de la pollution. Le dernier recensement, en 2020, établissait leur nombre à 250.000, relève M. Roussev.   Pour lui, aucun doute : les coupables de l’hécatombe actuelle sont les sonars surpuissants utilisés par les navires de guerre et sous-marins russes arpentant la mer Noire, qui perturbent « le système acoustique des dauphins ».  « Cela détruit leur oreille interne, ils deviennent aveugles, ne peuvent plus s’orienter ni pêcher », détaille Ivan Roussev. Affaiblis, les dauphins tombent malades et meurent d’infections.  Il en veut pour preuve qu’aucun dauphin retrouvé cette année n’avait de blessures apparentes, ni de plaies typiques indiquant qu’il s’était pris dans un filet de pêche.

Equilibre détruit

Reste à faire confirmer cette hypothèse, alors que la guerre entre Moscou et Kiev se déplace jusque sur le terrain écologique.  Des scientifiques russes, qui constatent eux aussi une surmortalité de dauphins, évacuent la thèse des sonars et assurent qu’ils sont victimes d’un morbillivirus, une cause d’épidémies mortelles fréquentes chez les mammifères marins.  Pour lever le doute, des échantillons qui seront analysés en Allemagne et en Italie ont été prélevés sur les derniers spécimens retrouvés dans le parc.  Près de la baraque en bois dans laquelle il dort, à l’entrée du parc, Ivan Roussev a laissé dans l’eau stagnante de la lagune la carcasse du dernier dauphin. Il l’a entouré d’un filet de pêche: les poissons le mangeront, puis il récupèrera le squelette pour le donner à un musée.  Ce passionné d’ornithologie, qui peut tout abandonner pour observer un vol de pélicans ou admirer un pygargue à queue blanche, ne cache pas son inquiétude. Le parc national a été touché par des frappes qui ont brûlé 100 hectares de zones protégées.  « La guerre est une chose effrayante. Elle a un impact sur l’écosystème dans son ensemble, sur des espèces qui auront du mal à se rétablir et à restaurer l’équilibre de la nature. »