Deux boules de duvet gris-blanc de 65 grammes: des poussins de pygargues à queue blanche sont nés fin mars au centre des Aigles du Léman où l’on travaille d’arrache-pied à réintroduire en France cette espèce « extraordinaire », toujours sous la menace des braconniers.
La caméra zoome sur le nid numéro 6 où l’on voit maman aigle déchirer une lanière de viande de lapin pour nourrir ses deux petits: « La délicatesse qu’ils ont avec la taille de leur bec ! Je peux passer des heures à les regarder », s’extasie Jacques-Olivier Travers depuis la salle de contrôle d’où il surveille ses volières.
Le parc animalier qu’il a fondé il y a près de 30 ans accueille 350 rapaces de tout poil, du hibou jusqu’au condor des Andes, ainsi que 28 pygargues à queue blanche, aussi appelés aigles pêcheurs, dont 10 couples reproducteurs.
C’est la troisième couvée consécutive que le centre se prépare à relâcher à la fin de l’été dans le cadre d’un programme privé visant à réintroduire 85 pygargues d’ici 2030, soutenu par un célèbre joaillier suisse. Deux autres programmes similaires sont en cours en Espagne et en Grande-Bretagne.
Jadis omniprésent en Europe et connu sous le nom d’orfraie (d’où l’expression « pousser des cris d’orfraie »), le pygargue, plus grand aigle d’Europe avec jusqu’à 2,5 mètres d’envergure, a disparu du territoire métropolitain en 1892 lorsque le dernier couple a été abattu près de Thonon-les-Bains.
L’oiseau-emblème de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Pologne compte actuellement moins d’une trentaine de représentants en France, réapparus depuis une dizaine d’années, bien moins que l’aigle royal qui pour sa part n’a jamais été éradiqué.
Bien qu’il ait fait de son mieux pour préparer les mentalités à l’avance, « la partie la plus difficile c’est de faire accepter l’idée de remettre un top-prédateur dans la nature », a constaté M. Travers.
Partout où il l’a pu, il a fait voler son « ambassadeur » Fletcher, un superbe pygargue dressé par ses soins: de Dubaï à l’Elysée ou à la Tour Eiffel, à ski ou en parapente, les deux compères ont enchaîné les démonstrations pour plaider leur cause auprès d’un public le plus large possible. « Grâce à lui, les gens ont redécouvert cette espèce », quasi-oubliée, se réjouit le quinquagénaire, passionné d’oiseaux depuis l’enfance.
Perché très à son aise sur son bras ganté de cuir, l’imposant Fletcher, plumage sombre et oeil sévère cerclé de jaune, accepte une friandise avant de laisser échapper un cri strident: « On se connaît par cœur, on est un vieux couple », rigole son maître.
« Partager l’espace »
Malgré ces efforts de sensibilisation, le péril reste grand pour les jeunes pygargues, âgés de quelques mois lorsqu’ils quittent la sécurité du centre et qui atteindront la maturité sexuelle à 5 ans seulement.
La plupart semble très bien s’adapter à leur environnement, vivant de la pêche et ne dédaignant pas non plus cormorans ou marmottes.
Mais la principale menace demeure l’Homme. En l’espace d’un an, trois des 14 juvéniles relâchés depuis 2022 par le centre ont été tués par balles. Le dernier cas remonte à février dans le massif de l’Oisans (Isère).
« Ça nous met hors de nous. Il dormait sur une corniche et ne gênait personne. Il l’ont tiré au gros calibre, l’oiseau est explosé », souligne M. Travers, qui admet avoir « sous-estimé » les risques liés à la chasse et la difficulté de faire accepter le retour des grands prédateurs.
« Le loup, les vautours sont revenus très vite, en très grand nombre, c’est une bonne nouvelle pour les naturalistes mais c’est allé un peu trop vite pour les mentalités humaines », estime-t-il. Les aigles abattus sont « malheureusement des victimes collatérales du retour du loup ».
Or « le loup a le droit d’être là, l’aigle a le droit d’être là et le berger a le droit d’être là. Il faut que l’Homme apprenne à partager l’espace », plaide-t-il.
Seule consolation: les braconniers qui ont abattu l’aigle en Oisans ont – exceptionnellement – pu être interpellés grâce à la balise high-tech que portait l’oiseau. Ils seront jugés le 13 mai à Grenoble et encourent 3 ans d’emprisonnement et une amende de 150.000 euros.