Comment surveiller la pêche dans les mers australes, vastes étendues inhospitalières qui attirent les flottes du monde entier ? Grâce aux albatros, suggèrent des chercheurs français qui ont estimé, avec l’aide de ces « sentinelles de l’Océan », qu’un tiers de bateaux y pêchent illégalement.
Ces géants des airs dont l’envergure peut atteindre 3,50 mètres peuvent en effet parcourir d’immenses distances loin de toute terre. Et repèrent visuellement à trente kilomètres les bateaux, sur lesquels ils fondent avant de les suivre pendant des heures tels d' »indolents compagnons de voyage », comme dans le poème de Charles Baudelaire. C’est en étudiant la surmortalité des albatros, qui ont tendance à se noyer en happant les hameçons des longues lignes (palangres) utilisées par les pêcheurs, que des chercheurs du CNRS et de La Rochelle Université ont eu l’idée d’utiliser leur attrait pour les navires. « On s’est rendu compte qu’on pouvait développer une partie opérationnelle »,explique Henri Weimerskirch, qui a dirigé l’étude, publiée dans la revue américaine PNAS. [ihc-hide-content ihc_mb_type= »show » ihc_mb_who= »1,2,3,4,5″ ihc_mb_template= »1″ ]
Pendant six mois, 169 albatros des îles Crozet, Kerguelen et Amsterdam, dans les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), ont ainsi été équipés de petites balises pesant à peine 70 grammes et détectant à cinq kilomètres les échos émis par les radars des navires de pêche. Ces données, transmises en temps réel, ont été croisées avec celles du « système d’identification automatique » (AIS) avec lequel tous les bateaux sont supposés naviguer, mais que certains pêcheurs éteignent pour opérer dans des zones d’exclusion territoriale. Pour éviter les collisions, ils n’éteignent par contre pas leur radar, permettant ainsi aux albatros espions de détecter les fraudeurs probables… Une technique plus efficace que ne le serait l’observation satellitaire, chère, soumise aux intermittences de survol et « très sensible à l’état de la mer, souvent déchaînée » sous ces latitudes, souligne M. Weimerskirch.
Entre novembre 2018 et mai 2019, les albatros eux, ont pu patrouiller sans relâche sur plus de 47 millions de kilomètres carrés, permettant la « première estimation » du genre, selon le chercheur. Un peu à la manière de drones, mais sans besoin de les recharger et « l’intelligence en plus ». Résultat de cette patrouille des mers aérienne, sur les 353 contacts radars établis pendant la campagne d’étude,« il y a jusqu’à 30% des bateaux qui n’ont pas leur système d’identification en fonctionnement ».Navires qui ont donc toutes les chances de se livrer à une activité illégale dans ces régions par ailleurs peu fréquentées. La proportion est toutefois « extrêmement variable selon les zones économiques » exclusives, où les États exercent souverainement l’exploitation des ressources marines, souligne le chercheur. Ainsi en zone française, contrôlée par la Marine nationale et où l’on risque l’interception, « on est à 20% environ » d’AIS éteints, explique M. Weimerskirch. Mais en zone sud-africaine, autour des îles Marion-Prince Edouard dans les quarantièmes rugissants, « aucun bateau n’était déclaré ».
Certains bateaux chinois ou espagnols s’approchent d’une zone économique et d’un coup il n’y a plus de signal. C’est qu’ils pêchent au bord », analyse le chercheur, qui rappelle que l’activité « est extrêmement rentable ». Le projet, baptisé « Ocean sentinel » (sentinelle de l’Océan) et labellisé par le Conseil européen de la recherche (ERC), aura « montré qu’il est possible en utilisant des animaux d’obtenir des informations qu’on ne peut récolter par ailleurs »,se félicite Henri Weimerskirch, alors que la surpêche illégale met à mal la biodiversité marine. L’équipe prévoit déjà une deuxième phase d’étude, avec le déploiement d’une soixantaine de nouveaux albatros patrouilleurs des mers. Et ses travaux ont aussi attiré l’attention du département des pêcheries de Nouvelle-Zélande, de l’Afrique du Sud et même du Wildlife, service américain de Hawaï…
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